La mouche tsé-tsé des affaires

Le séminaire de rentrée de Moudelab & Flouze Industries est organisé, comme il se doit, dans un hôtel très proche d’un green de golf… passion présidentielle oblige ! Au vert, les têtes pensantes de la société peuvent se pencher tranquillement sur le devenir de Moudelab. C’est désormais une tradition et, bien qu’au départ réticent à ce type de réunion budgetophage, je commence à y trouver un certain intérêt. Si mon drive s’avère de plus en plus précis, mon putt toutefois reste digne de celui d’un père de famille tentant vainement de faire passer sa balle sur le Golden Bridge du mini-golf de la plage. Mais, l’attrait principal reste de travailler l’esprit d’équipe, et d’établir quelques pistes permettant d’orienter la politique de l’entreprise dans les mois qui vont suivre.

Cela occasionne également des anecdotes amusantes, comme l’an dernier, lors de la cérémonie des vœux, lorsque le Président, devant l’ensemble des collaborateurs, s’est félicité des bénéfices retirés de ces réunions de travail.

– Il y a quelques mois, nous avons lors du brain-storming organisée au golf…euh ! au…

Le rire puissant de Joseph Inbecker a alors déclenché une hilarité générale et j’ai pu percevoir un moment de confusion chez Pierre-Henri Sapert-Bocoup, avant qu’il ne retourne son lapsus à son avantage, dans une pirouette digne d’un grand orateur.

Cette année, tout comme Olivier Séhiaud sur les tenants et aboutissants de la nouvelle loi Informatique et Libertés, et Théo Laur, pour un debrifing d’Automatica 2004, le nouveau salon de la robotique et de l’automatisation, j’ai dû préparer une intervention à même de nous faire prendre de la hauteur et de nous  amener à réfléchir sur notre avenir.

J’ai trouvé l’idée séduisante. Nous sommes trop souvent plongés dans un univers opérationnel prenant, pour ne plus avoir la moindre seconde pour penser. A force, de ne plus actionner la mécanique, elle rouille…

J’ai donc élaboré mes propres théories sur l’entreprise. Il faut reconnaître que mon père, m’a bien aidé dans ce travail…il m’a même un peu influencé. Pour tout dire, mes convictions tiennent en quelques idées…les siennes.

– Tu vois mon fils, le temps et le travail sont à même de tout changer. L’avantage des fourmis sur les cigales. Aussi, si Dieu, pour les affaires, a inventé le mouvement perpétuel adapté à l’économie des biens et des services, c’est qu’il a voulu qu’il en soit ainsi.

Je suis resté fasciné par cette remarque paternelle. Ainsi ce petit bonhomme, ancien spécialiste du fil et des boutons détenait la potion miracle. Et en plus, elle est d’actualité.

– La vérité, mon fils, si tu ne suis pas ce principe dans ta vie professionnelle, c’est pêché…

– Monsieur le Président, mes chers collègues, le monde des affaires n’est pas un long fleuve tranquille. Ceux qui le pensent, font des expériences douloureuses. Quelle que soit la situation de l’entreprise sur son marché, la qualité de ses produits, ses compétences, ses références clients, son histoire, rien n’est jamais définitivement acquis. Le monde bouge sans cesse. Le moindre avantage concurrentiel peut être effacé rapidement. La mondialisation n’a fait que catalyser cette règle. Les fournisseurs, les partenaires et les clients potentiels sont désormais à l’échelle planétaire.

L’auditoire me regarde mi-surpris, mi-intéressé. Pour certains, je sors d’un coup du cadre stéréotypé du maître ès reporting, pour d’autres, il y a, sans coût férir, melonisation caractéristique du DAF, avec risques rapides de dommages collatéraux de degré 5 sur l’échelle Dédant-Kyracle, mesurant l’activité des carriéristes invétérés.

Impassible au contexte, je poursuis :

– L’enjeu n’est plus sur la maîtrise du processus de production et à la gestion de la relation clients, n’en déplaise aux consultants visionnaires d’arrière-garde qui nous vendent très cher leurs conseils à quatre sous. Ils n’ont jamais vécu sur le terrain. Et pourtant, ils nous expliquent ce que nous devrions faire pour les prochaines années. Vous avouerez que c’est un comble ! Autant demander à des eunuques de vous écrire un traité sur le kamasutra !

La comparaison est osée, mais elle devrait plaire à Xavier-Martin Laville, ainsi qu’à notre nymphomane de service, la directrice de la communication, Anne-Laure de Troudussac. Par contre, je ne suis pas sûr que notre PDG, issu d’une famille catholique très pratiquante, goûte pleinement l’allusion.

Mais non, il semble captivé par mes paroles et ne relève pas la remarque.

– Je suis sans doute simpliste, mais je crois que le challenge principal de nos sociétés est de rester éveillé 24h/24h, à l’écoute du marché. Un processus de veille continue en somme. C’est le seul antidote contre la mouche à l’endormissement fatal qui guette chacune de nos sociétés baignées dans un confort tout occidental. C’est la ‘‘mouche tsé-tsé de la jungle des affaires’’. L’entreprise du futur sera en veille permanente… ou ne sera pas !

Je jubile en martelant ces mots, car comme à son habitude dans les moments cruciaux, Pierre-Henri Sapert Bocoup a rejeté son fauteuil légèrement en arrière et fermé les yeux pour mieux s’imprégner du discours et ne rien manquer de la démonstration.

– Les solutions ne sont plus uniquement internes, mais se construisent en assemblant ce qu’il y a de mieux, et en se reconfigurant ad eternam. En outre, les meilleures solutions d’aujourd’hui, ne sont pas forcément celles de demain. La modification d’une seule composante du produit ou du service proposé jusqu’alors peut révolutionner le marché à l’autre bout de la planète. C’est la théorie papillon appliquée au marché.

Je suis très content de cette théorie ‘‘made in papa’’, mais que j’ai fait mienne.

– Je conclurai donc mon discours par cette sentence : ‘‘on ne doit jamais s’endormir sur ses lauriers. Le réveil est toujours difficile. Des fois, il n’y a même plus de réveil du tout…’’

Ouf ! J’ai fini ! Je survole à nouveau d’un regard l’ensemble de la salle.

Olivier Séhiaud s’est visiblement lancé dans la réalisation d’une de ces caricatures dont il a le secret, Françoise Plansoc et Anne-Laure de Troudusac discutent en aparté, T.Laur profite du moment pour étudier un dossier, Justin Kahlkül, le contrôleur de gestion, consulte ses e-mails sur son organiseur, les autres semblent perdus dans quelques profondes pensées et le président, que je croyais plongé dans mon discours, buvant mes paroles, s’est paisiblement endormi, d’une de ces siestes post déjeuner engendrées par l’ennui, qui sont généralement très réparatrices.

En tout cas, la ‘‘mouche tsé-tsé de la steppe du séminaire’’, pas besoin, elle, de la chercher bien loin.

Image par Peggychoucair de Pixabay