Nous avons rénové nos chaînes de production pour nous mettre en conformité avec les nouvelles directives européennes (nos émissions de particules polluantes étant trop élevées). Il nous faut désormais réduire la dette, diversifier l’actionnariat en atténuant le poids des actionnaires individuels dans le capital du groupe. Pierre-Henri Sapert Bocoup et son conseil d’administration (les héritiers Archi et Danton Flouze en tête) poussaient pour que tous ces chantiers soient menés en parallèle. Pour ma part, j’avais beau faire et refaire les comptes, ce n’était pas possible, faute de fonds propres suffisants. Quant à la trésorerie, elle aurait fondu à vue d’œil et le fonds de roulement se serait trouvé anéanti. De même, l’émission d’obligations convertibles était une opération lourde et vouée à l’échec, compte tenu de notre actionnariat essentiellement familial, si l’on excepte la partie du capital, 32,25% très exactement, cotée en bourse.
– Il nous faut faire entrer un nouvel investisseur dans le capital du groupe. J’ai le mandat des actionnaires majoritaires pour le faire, je vous charge des contacts préliminaires. Vous avez dix jours pour me présenter les dossiers, me dit Sapert-Bocoup.
Dans ces cas là, avec lui ; c’est : »chef, oui chef », la main sur la couture du pantalon, demi-tour sur place et en avant marche !
Je connais mal ce monde des financiers, celui des VC (venture capitalists) dont la réputation a dépassé les frontières de leurs bureaux climatisés des beaux quartiers. Eux qui ont tant tué de start-up ! Tant poussés dehors des centaines de créateurs d’entreprises officiellement pour divergences de vues stratégiques mais surtout pour écarter les gêneurs ! Eux qui ont été si aveugles à l’époque de la Netéconomie prometteuse ! Reconnaissons-le quand même, les capitaux-risqueurs ont poussé quelques pépites au firmament. Mais, comme on dit en bonne langue de bois quand on ne veut pas se mouiller ou que l’on n’y connaît rien en voulant montrer le contraire : »toutes choses égales par ailleurs », les start-up mortes sont plus nombreuses que celles qui ont atteint l’adolescence… Décidément, la théorie cétérisparibusienne a de beaux jours devant elle.
La mission que me confie Sapert-Bocoup n’a rien d’une sinécure. Il faut savoir que les VC sont des gens très occupés et travaillent sur de nombreux dossiers en parallèle. Que faire ? Attendre ? Le besoin de fonds propres est pressant. Problème : nous n’avons rien d’une jeune pousse. Nous sommes plutôt du genre vieilles légumes à la limite d’être blet ou vieux chêne à qui l’on doit couper trois branches majeures à partir du tronc et les remplacer par des branches neuves sous peine de pourrissement rapide.
J’ai acheté l’annuaire de l’Association française des investisseurs en capital-risque et décroché mon téléphone. J’ai rôdé mon discours, adapté à ce milieu particulier des VC. Ils aiment qu’ont leur parle de leadership sur un marché, de segmentations de cibles de clientèle, de tendances technologiques, de cash flow, de retour sur fonds propres et de business plan prévisionnel.
Pas de problème pour moi, ces concepts me sont familiers… Je peux répondre à n’importe quelle question d’un analyste financier chevronné, ce n’est pas un capital-risqueur qui va m’en remontrer.
Comme disait mon père :
– Si tu peux répondre à la question la plus tordue que te pose un client, toutes les autres ne te poseront aucun problème.
Sentence d’une trivialité implacable et jamais démentie.
Quarante coups de téléphone, et quarante refus plus tard, j’étais au même point. Excepté que Ray Gleudetroy, le chef comptable, ne va pas tarder à s’interroger sur le montant de ma facture téléphonique. J’avais anticipé des difficultés, mais pas à un tel niveau ! Rien, pas l’ombre d’un rendez-vous, seules quelques minutes de conversations polies, histoire de me jauger et d’évaluer le potentiel de l’entreprise. Apparemment, ils n’en ont trouvé aucun. Je crois plutôt qu’ils ne veulent pas prendre de risques et s’écarter des sentiers qu’ils suivent tous. Un jour, c’est Internet, un autre jour, ce sont les biotechnologies. Avant que la pièce détachée industrielle ne devienne à la mode chez les capitaux-risqueurs, des milliards de dollars auront coulé sous les ponts. Il nous restait donc, pour régler nos problèmes de fonds propres, à procéder à une augmentation de capital auprès de nos petits actionnaires qui, eux, nous connaissent et nous sont fidèles.
Je ne suis pas ressorti complètement bredouille de mon incursion dans le monde du capital-risque. J’ai enrichi ma culture générale de ce monde particulier. Je me suis décidé à la partager avec Pierre-Henri Sapert Bocoup.
-Voyez Président, la première catégorie, la plus nombreuse, regroupe, renferme devrais-je dire, ceux qui pantouflent dans leur bureau à survoler des dossiers qui, dans neuf cas sur dix, finissent à la poubelle. Peu d’investigations complémentaires, jamais un pied dans une entreprise pour étudier comment nous travaillons, comment nous définissons la stratégie. Ceux-là, je les ai appelé les »VC comme Vite Chloroformés », tellement ils s’endorment rapidement sur un dossier. Ils n’anticipent jamais un changement mais sont très prompts à suivre un mouvement.
La seconde catégorie, les »VC comme Valorisateurs de Cash-flow ». Ceux là, leur crédo, c’est traquer tout ce qui peut se valoriser financièrement. Ils donnent même une valeur future aux gommes et aux crayons. Rien ne leur échappe dès lors que cela accroît leur mise de fonds. Une troisième variante est constituée par les »VC comme Vieilles Canailles ou Va Vite à la Caisse » qui non seulement, valorisent tout ce qu’ils trouvent, mais emploie des moyens à la limite de la légalité et de l’abus de biens social. Heureusement, il existe une dernière catégorie, les »VC comme Valeureux Courageux ». Ou plutôt devrait exister car je n’en ai rencontré aucun représentant.
– Mais bon dieu ! Ils ont leurs exigences, je veux bien. Mais nous nous avons nos besoins, conclut le Président.
– Et bien pour nos besoins, nous devrons aller ailleurs, car les VC ne sont pas ouverts vers l’extérieur. Ils sont réellement fermés de l’intérieur… pire ils sont même bouchés !