A cette heure tardive (il était dix-neuf heures trente, heure où la plupart des salariés de Moudelab & Flouze Industries sont déjà partis), j’allais éteindre mon micro-ordinateur et vérifie une dernière fois mes e-mails. L’un porte la mention « Urgent » et provient de l’assistante de Sapert-Bocoup, celle qui a des grandes oreilles : « Merci d’appeler PHSB ASAP. » Je l’appelle immédiatement. On ne sait jamais…
– Je souhaite vous inviter à dîner chez moi, demain.
Bigre ! Une promotion ? Lorsque votre PDG vous invite à un dîner privé, il n’y a aucun doute, il y a de la promotion dans l’air.
– Vous êtes libre, bien entendu, je vous présenterai mon épouse et nous pourrons disserter tranquillement. Je compte sur votre discrétion, vous comprenez, cela pourrait être mal pris par d’autres collaborateurs moins méritants.
Tranquillement ? Il n’y a plus aucun doute : c’est la promotion qui m’attend !
Il me communique son adresse et l’heure. Un dîner chez Sapert-Bocoup ? Il faut que je liste les messages à faire passer : le système d’information n’est pas assez stratégique, le budget est trop faible, j’ai dans mon équipes des blaireaux dont je voudrais me débarrasser, le directeur marketing est un gros nul, le DAF est un incompétent notoire et je veux inscrire CIO sur ma carte de visite au lieu de responsable informatique. Si au moins je pouvais modifier mon CV, la soirée ne serait pas inutile…
Le lendemain, à 19 heures 30, je sonne à la porte de la vaste propriété de Sapert-Bocoup, en banlieue Ouest.
– Entrez donc, mon cher Olivier, que je vous présente.
Voilà maintenant qu’il m’appelle par mon prénom ! Décidément, c’est un signe. Une super promotion ! CIO Vice-Président ? Secrétaire général ? Conseiller du Président payé grassement à ne rien faire ?
Le salon me semble immense, comparé à mon modeste appartement. Cinq personnes sont déjà dans le salon, assises dans un canapé d’angle. Sapert-Bocoup égrène leurs noms, que je ne retiens pas. J’entend seulement leurs titres : PDG, avocat, Président du directoire… Que du beau monde ! Le dîner est à la hauteur. Quant aux vins, rien à redire. Durant le dîner, tous les sujets, sauf ceux qui me tenaient à cœur, sont abordés : les charges sociales (trop lourdes…), les salariés (trop paresseux…), les actionnaires (trop vindicatifs…), les clients (trop exigeants…). On oublie la politique : de toute façon, ils étaient tous de droite, ce qui ne donne guère lieu à débat.
Le cognac, comme le reste, fut d’un excellent millésime. Les autres convives étaient partis lorsque Sapert-Bocoup m’annonça :
– Je voulais vous voir pour une raison privée.
Le grand jour ! Il va me sortir le grand jeu ! Ma promotion tant méritée !
– Il se trouve que j’ai acheté pour mon fils le tout dernier PC à 4326,565 MHz. Malheureusement, il ne fonctionne pas correctement (le PC, pas mon fils), ça vous ennuie de jeter un petit coup d’œil ? C’est par là…
Il faut bien lui rendre un petit service avant de parler promotion. Pourquoi pas…
– Oui, bien sûr, répondis-je.
Il fallait juste bricoler dans les paramètres de connexion Internet. Sapert-Bocoup ne pouvait le savoir. Seule l’expérience pratique permet de résoudre ce problème. L’affaire de cinq minutes…
– Merci, mon cher Séhiaud, merci encore. C’est très aimable d’être venu.
En moins de trente secondes, je me trouvais sur le trottoir, jurant que l’on ne m’y prendrais plus. Ainsi, Sapert-Bocoup était prêt à tout pour régler ses petits problèmes domestiques.Le lendemain matin, je croise le directeur juridique et lui raconte ma soirée de la veille.
– Ah ? Toi aussi tu t’es fait avoir au dîner de CON ?
– Le dîner de CON ?
– Oui, le dîner du Collaborateur Occasionnellement Nigaud (ou Obligatoirement, selon le quotient intellectuel du sujet). Le principe consiste, pour un PDG, à inviter l’un de ses collaborateurs, en présence d’autres personnes. Moi même, je me suis fait avoir : j’ai dû démêler le divorce de Sapert-Bocoup d’avec sa première femme. Le directeur financier lui aussi y a participé : la femme de Sapert-Bocoup, la nouvelle, avait simplement besoin de conseils pour placer ses économies. Et si tu es invité une seconde fois, cela devient le dîner du Collaborateur Officiellement Nigaud !
Tu parles d’une promotion !