Finalement, l’idée des Grecs de vendre leur patrimoine pour payer leurs dettes n’est pas si idiote. Il m’est souvent venu cette idée en tête.
Quand on considère, en effet, le niveau de la dette technique que l’on a accumulée au fil des années, à force d’empiler les applications, de négliger le nettoyage du code développé par nos équipes qui avaient plus en tête le calcul de leur RTT que l’objectif de pérennité du système d’information et d’opter pour la solution de facilité qui consiste à payer des factures de tierce maintenance applicative, on se trouve dans une impasse. Sûr que si une agence de notation des systèmes d’information voyait le jour et scrutait l’état de notre système d’information, nous ne serions pas triple A. À la rigueur, nous atteindrions le niveau « Triple Andouille » pour avoir laissé filer les choses. Ou « Triple Buse » pour avoir cédé aux sirènes des fournisseurs qui nous ont incités à investir toujours plus au lieu de nettoyer l’existant.
Mais tout n’est pas de notre faute. Comme les Grecs, nous avons été confrontés à la fraude fiscale (des utilisateurs qui consomment nos services sans les payer à leur juste prix), à la corruption (avec des directions métiers qui ont su nous convaincre que leurs projets devaient passer avant ceux des autres) et à une certaine douceur de vivre due au climat particulièrement clément de la DSI (avec des collaborateurs qui travaillent quand ils ont le temps).
Tout comme les Grecs, pour éviter d’en arriver à une telle extrémité, on peut adopter trois stratégies. La première consiste à s’endetter encore plus, en rejetant sur les générations futures de DSI les problèmes qui ont eux-mêmes été créés par les DSI qui nous ont précédés (si on les retrouve, ceux-là, je veux bien leur dire deux mots…). La deuxième : inciter ceux qui « notent » le système d’information, en clair les utilisateurs, les directions métiers et la direction générale, à ne pas trop dégrader notre image. Là, ce n’est pas gagné. Nos dernières enquêtes de satisfaction auprès de nos utilisateurs montrent une certaine dégradation : comme diraient les météorologues, on s’oriente vers une élévation des pressions qui devrait aboutir à une sécheresse du dialogue suivie, lorsque l’anticyclone montrera des signes de faiblesse, de pluies de récriminations qui ne suffiront pas à reconstituer la nappe phréatique de notre capital confiance. Troisième stratégie : convaincre plus de touristes de venir passer leurs vacances dans le système d’information.
Mais là, on a déjà fait le plein : tout le monde à un poste de travail, voire deux, voire même trois avec les smartphones, voire quatre, avec les zozos du comité de surveillance qui ont réclamé des iPad pour montrer à leurs amis du CAC 40 que, eux aussi, ils sont intégrés dans l’entreprise numérique.
On s’en doute, aucune de ces stratégies ne peut fonctionner. La seule issue est donc de vendre notre patrimoine. Encore faut-il qu’il vaille quelque chose ! Hélas, à la différence des Grecs, il nous est difficile de jouer la carte archéologique. On se voit difficilement faire la promotion de notre système d’information en expliquant que le Parthénon de notre application de relation client était déjà utilisé il y a trois siècles (du temps du Web 4.0), que c’est en creusant pour consolider les fondations d’une nouvelle application que l’on a découvert les vestiges d’un ancien système expert dont l’intelligence artificielle n’a rien à envier aux dernières trouvailles des génies du Web 2.0, que les ruines de notre application logistique, si bien conservée après toutes ces années, sont en fait une œuvre d’art à laquelle il convient de ne pas toucher, ou encore que dans les « théâtres antiques » du système d’information se jouent des réunions de pilotage de projets qui n’ont rien à envier aux tragédies grecques…
En attendant de vendre notre patrimoine à un infogérant amateur de vieilles pierres et pas trop regardant sur l’état de conservation de ce qu’il achète, on peut être sûr d’une chose : le DSI-Colosse de Rhodes, réfugié sur son Mont Olympe (là où habitaient les dieux), n’a pas fini de courir le marathon.