Je suppose que, comme moi, vous recevez régulièrement des lettres de la part de vos éditeurs favoris, vous invitant à vous mettre en conformité avec leurs politiques de licences.
Missives qui nous annoncent aussi que nous aurons, « dans les meilleurs délais », la visite d’auditeurs sympathiques d’un grand cabinet de conseil, type Ernest & Lejeune, Cap & MG ou Deux-Loites, dûment mandaté par l’éditeur pour faire le sale boulot à sa place. J’avais vu les statistiques de fréquence d’audit et je me doutais que je n’y couperais pas, comme la plupart des DSI.
Il est évidemment hors de question de payer un centime pour remplir encore plus les poches des éditeurs, impatients de boucler leurs fins de trimestre avec de l’argent qu’ils estiment vite gagné. Les audits de licences sont d’ailleurs devenus, pour beaucoup, un élément central de leur business modèle, jusqu’à représenter 25 % ou plus de leur chiffre d’affaires. C’est vrai que, à la place des éditeurs, je ne me gênerais pas non plus pour presser le citron des clients. Ça évite de trop fatiguer les commerciaux, qui ont déjà assez de boulot à essayer de nous joindre sans succès. Ça doit les énerver, il n’est pas étonnant qu’ils se vengent avec des audits…
Si encore on piratait leurs logiciels, je comprendrais que les éditeurs viennent réclamer leur dû. Je ferais pareil si l’un d’entre eux s’avisait de reproduire l’un de mes textes dans leur newsletter interne pour faire rigoler leurs commerciaux. Ils y en a qui ont essayé, ils ont eu des problèmes ! Mais, vous comme moi, sommes de bonne foi.
J’ai donc reçu l’auditeur envoyé par un grand nom du logiciel, apparemment un commercial recyclé, tout comme on recycle les policiers de terrain chez les « bœufs-carottes » pour s’en débarrasser dans une arrière-cuisine.
– Au vu de votre architecture et des produits que vous avez installés, vous nous devez 1,265 million d’euros.
– Non.
– Heu… combien pouvez-vous nous donner ? insiste-t-il.
Déjà prêt à battre en retraite ? C’est bon signe.
– Zéro euro…
– Ce n’est pas une réponse acceptable ! me rétorque-t-il, visiblement mal à l’aise.
À mon avis, ce n’est pas la première fois qu’il entend cette réponse…
– C’est la mienne et il faudra vous en contenter.
– Cela ne se passera pas comme ça, je vais en référer à mon manager.
– Faites et cela me ferait plaisir de le rencontrer !
Il est revenu deux semaines plus tard, avec le patron de la filiale française. J’ai droit aux VIP. Il est vrai que la perspective d’engranger plus d’un million d’euros est susceptible de faire lever n’importe quel patron de son fauteuil confortable. Surtout si sa rémunération est indexée sur le chiffre d’affaires trimestriel.
– J’ai juste deux questions à vous poser. La première : êtes-vous mandataire social de votre entreprise ? La seconde : connaissez-vous la prison de la Santé ?
A la première question, le patron de la filiale répond oui et, à la seconde, il répond non. Classique, ils répondent tous de cette manière…
– Question subsidiaire : je suppose que vous ne souhaitez pas y faire un séjour ?
– Évidemment que non ! Vous vous moquez de moi ? Nous venons faire respecter nos droits et vous le prenez de haut ! Vous devez payer ce que vous nous devez, le montant repose sur une analyse précise de l’usage que vous faites de nos logiciels, qui n’est pas conforme à ce qui a été convenu.
– Je suis de bonne foi et ma proposition tient toujours : zéro euro.
– Nous allons désactiver à distance tous vos droits d’accès à nos logiciels !
– À votre place, je n’en ferai rien… Savez-vous ce que nous fabriquons, chez Moudelab & Flouze Industries ?
– Des pièces détachées industrielles, je crois.
– Oui, et aussi des composants utilisés par les fabricants de matériel médical pour les salles d’opération.
– Et alors ?
– Alors, vous avez deux solutions… Soit vous insistez, mais si nos clients ne sont plus approvisionnés en composants stratégiques et que, par malheur, les clients de nos clients, en l’occurrence les plus grands hôpitaux de France, se retrouvent avec quelques décès fâcheux parce que la maintenance de leurs appareils n’a pas pu avoir lieu, nous serons contraints de leur expliquer que c’est de votre faute. Rassurez-vous, les cellules de la Santé sont quand même confortables et vous vous ferez de nouveaux amis. Seconde solution : j’oublie cette conversation et nous restons bons amis.
Devinez quoi ? Ma facture a été réduite à zéro ! Pour ceux d’entre vous qui n’ont pas la chance de jouer la carte « danger de mort », je vous suggère un plan en trois points : gagnez du temps (demandez aux éditeurs de retrouver la copie des contrats de licences signés il y a plusieurs années, vous grapillerez quelques mois), faites semblant de collaborer mais faites trainer le dossier, surtout en fin de trimestre fiscal, et menacez d’un procès. En général, les éditeurs n’aiment pas… Pour ceux d’entre vous qui auraient été imprudents, par exemple pour avoir abusé des licences « Open bar », je ne peux malheureusement rien faire…