La lecture de l’édito de Best Practices me fait craindre le pire. Pourtant, il m’en faut beaucoup, car j’ai déjà affronté toutes les calamités possibles pour un DSI : entre des consultants dont les recommandations nous auraient conduit à la faillite, les éditeurs qui ne pensent qu’à nous rançonner et les DG hystérico-maniaco-dépressifs bipolaires (oui, oui, ça existe dans la classification internationale des maladies mentales et c’est répertorié dans le célèbre « dictionnaire des zinzins et autres fêlés de la caboche »).
Dans l’édito, le vénérable rédacteur en chef de cette docte revue de référence sur le management des systèmes d’information (il faut bien un peu de pommade, si je veux garder ma chronique en 2021) nous explique le syndrome de Dunning-Kruger, qui consiste, pour un individu, à surestimer ses compétences dans un domaine où, en principe, il n’en a pas, ou si peu qu’il ferait mieux de la fermer.
Régulièrement, nous voyons des hordes de personnes atteintes de ce syndrome, par exemple lors des coupes du monde de football. Le summum a été atteint pendant la crise sanitaire, durant laquelle des millions d’individus se sont mués en infectiologues, en médecins, en urgentistes, en économistes ou en spécialistes de géopolitique. Sans parler des gourous autoproclamés, au CV long comme la mise en œuvre d’un schéma directeur ERP dans une entreprise multinationale, qui assènent des vérités ou des mensonges, on ne sait plus trop… Et ceux qui veulent expérimenter tel ou tel médicament, juste pour voir si c’est efficace… ou pas !
Quel rapport avec nos organisations ? En fait, à l’heure du Big Data, de « l’entreprise orientée données », de la valorisation de tout ce qui est numérique, on risque de se retrouver face à des profils (de data scientists, par exemple) de type « savant fou », qui risquent de nous conduire à la catastrophe. La matière explosive ne manque pas : on a quantités de données, on dispose d’algorithmes de toutes sortes, des plus simples aux plus complexes, auxquels personne ne comprend rien, pas même ceux qui les ont créés. On a également un public prêt à croire tout et n’importe quoi, il suffit de lui suggérer que le pouvoir des données est tel qu’il pourra résoudre tous les problèmes. N’importe quel métier dans nos organisations est preneur de ce genre de promesses, surtout si ça ne lui coûte rien… C’est quand même tentant pour qui cherche la reconnaissance pour devenir un gourou de la data, dont les livres d’histoire se souviendront, dans plusieurs décennies, comme l’inventeur du génial algorithme qui convertit le PLOMB (Processus Long Obligatoirement Méchamment Bancal) en or.
Je n’ai donc qu’une crainte : celle de recruter un data scientist atteint du syndrome de Dunning-Kruger. Et qui va triturer nos données dans tous les sens pour nous faire exploser le système d’information à tel point que l’entreprise ne s’en relèvera pas. Si, en plus, il joue à croiser des données nominatives « juste pour voir ce que ça donne », nous n’aurons plus qu’à chercher un autre job. Les formations universitaires sur le management des données, qui foisonnent dans nos universités et nos grandes écoles, vont certainement faire surgir des idées farfelues dans le cerveau des jeunes générations atteint du virus de la data en folie.
Imaginez, dans nos entreprises, un profil comme le devenu célèbre professeur Raoult ? Notre DRH, qui, comme à son habitude, n’aurait regardé que les références de son CV, aurait validé illico son embauche. Mais il serait vite passé à l’action pour clamer partout qu’avec la technologie x, mélangé à l’algorithme y, dont il a le secret, et mixé avec des téraoctets de données dont il aura oublié de vérifier la qualité, il sera capable d’accomplir des miracles et, d’un coup de baguette numérique, d’éliminer toutes les difficultés que nos utilisateurs ont pour manager leurs énormes volumes de données dont ils aimeraient bien tirer parti ?
Imaginez, ensuite, que ce gourou de la data reçoive en personne la visite de notre PDG, venu s’enquérir de ces formidables opportunités dont il a entendu parler au détour d’un comité de direction consacré à l’innovation ? Je vous laisse imaginer, enfin, dans quelle situation nous serions, nous, pauvres DSI, formés à la dure école des technologies éprouvées, que l’on ne met pas en œuvre avant d’être quasiment certain qu’elles fonctionnent, qui essayons de rester les pieds sur terre, d’appliquer les bonnes pratiques et de prendre du recul vis-à-vis des effets de mode auxquels succombent tant de nos clients internes ! Mais ça, c’était avant…