Dans nos relations avec nos fournisseurs, nous sommes habitués depuis longtemps à subir un turn over significatif, pour ne pas dire endémique chez certains, des commerciaux chargés de nous vendre les meilleures solutions du monde.
L’autre jour, pour une fois, je suis tombé sur l’un d’entre eux, particulièrement sympathique, plutôt souriant, propre sur lui. J’ai été surpris lorsqu’il m’a appris qu’il était un ex-agent immobilier, reconverti chez un éditeur d’ERP.
– Vous comprenez, j’aime l’argent facile. L’immobilier, c’est bien pour facturer quelques dizaines de milliers d’euros en faisant visiter des appartements dont on prend soin de nommer les pièces, au cas où les acheteurs soient suffisamment demeurés pour ne pas distinguer une cuisine d’une chambre. Mais j’ai voulu gagner encore plus en vendant des logiciels à plusieurs millions d’euros…
– C’est pourtant plus difficile que de faire le porte-clés ambulant dans une agence immobilière, non ?
– Non, car j’utilise toutes les techniques de vente de l’immobilier pour vendre des ERP.
Moi qui suis toujours curieux, je lui demande de m’expliquer comment il procède, en lui certifiant que cela restera entre nous.
– D’abord, il faut jouer sur le vocabulaire pour attirer l’attention. « Appartement cozy et atypique, secteur calme, recherché, bien exposé, proche des transports et des écoles, avec vue dégagée, ça marche toujours pour fourguer des biens exigus, mal conçus (atypiques, donc…), loin de tout, avec des bus qui ne passent que trois fois par jour, des écoles en ZEP et une vue dégagée sur les toits des voisins. » Surtout si on agrémente avec des photos prises au grand angle pour faire croire qu’il y a plus d’espace et avec un cadrage qui cache le voisinage… Pour les logiciels, c’est pareil : on fait miroiter le produit parfait, avec des beaux slides pour montrer la profondeur de la solution. Même si ce que l’on a à vendre ne correspond pas aux critères des clients, on essaie quand même… Il fera des compromis. Vous savez, j’ai souvent fait passer des placards pour des chambres…
– Mais le client va s’apercevoir que vous avez menti ?
– Oui, mais ce n’est pas un problème car on passe à la phase deux : tout ce qui ne va pas, on peut le changer ! Et on explique que c’est très simple : des petits rafraîchissements à prévoir ? Une broutille… Casser des cloisons ? Tout le monde le fait… Transformer un dressing en chambre ? Aucune difficulté…
– Mais, quand même, ça commence à faire beaucoup !
– Oui, mais ce n’est pas non plus une difficulté, car on passe à la phase trois. Comme dans l’immobilier, ce sont souvent les femmes qui décident, nous prenons soin, dans la vente de logiciels, de communiquer auprès des métiers et des DAF. Et si ça coince, on joue la carte du prix. On a évidemment chargé la barque avec nos commissions, suffisamment pour disposer d’une (petite) marge de négociation, mais pas trop pour effrayer.
– Et ça marche ?
– En général, oui. Ils ont tous l’impression de faire une bonne affaire… Tout comme les appartements de luxe, les logiciels de luxe, à plusieurs millions d’euros, se vendent bien.
– Pourquoi, avec votre expérience, ne vous êtes-vous pas plutôt spécialisé dans la vente d’appartements de luxe plutôt que de logiciels ? Ça me semble plus facile.
– Certes, mais entre la vente dans l’immobilier et la vente de logiciels, il y a une énorme différence.
– Laquelle ?
– Dans l’immobilier, essayez donc de facturer à un client chaque année 22 % du prix de son bien, juste pour reboucher quelques fissures, vider les poubelles et arroser les plantes vertes dans le hall d’entrée. C’est impossible !
– Alors que dans le logiciel, ça ne choque personne ?
– Vous avez tout compris ! L’édition de logiciels est le seul secteur où les vendeurs osent le faire. J’adore ma reconversion !
La prochaine fois, je me méfierai lorsque je verrai une annonce libellée de la façon suivante : « A vendre, solution bien exposée technologiquement, idéalement située dans le carré magique, design moderne, conçu par un architecte logiciel. Belle surface fonctionnelle à valoriser. Bonnes performances énergétiques pour réchauffer les relations avec les métiers. Possibilité de créer des extensions d’API, proche des écoles de développeurs et des datacenters. Quelques rafraîchissements d’interfaces à prévoir. Vue dégagée sur la roadmap, commerces d’intégrateurs et d’ESN à proximité, basse consommation de CPU, équipée d’un système de cybersurveillance. Coup de cœur assuré ! »