Mes premiers jours chez Moudelab & Flouze ont été consacrés à des rencontres informelles avec l’ensemble des managers. Mes proches collaborateurs bien sûr, mais aussi la DRH, le patron de la production, ceux de l’informatique, du marketing, et la communication. Il me fallait « prendre la température » dans l’entreprise, cerner les différentes personnalités (surtout qui déteste qui, c’est la clé d’une bonne intégration pour un poste comme le mien) et identifier les chausse-trappes potentielles dans lesquelles que ne manqueront pas de me faire tomber ceux pour qui le DAF, surtout le nouveau DAF, n’est qu’un personnage hautain, à la limite dictateur, qui les empêchera de travailler dans de bonnes conditions.
N’est-ce pas à moi que reviendra l’essentiel des arbitrages budgétaires ? Le DAF est puissant et les autres managers le savent bien. Et je ne suis pas pour le copinage. On sait où cela mène : à des passes-droits, des concessions, des reculades, bref à tout ce qui contribue à créer un climat délétère dans l’entreprise.
C’est ce m’a appris le célèbre gourou asiatique Jsui Komunpoissondanlo à l’occasion d’un séminaire auquel nous avaient envoyés les partners de Changing Point. A la suite mes rencontres informelles, j’ai souhaité faire un point avec Pierre-Henri Sapert-Bocoup. Lui aussi d’ailleurs, voulait recueillir mon opinion sur le nouveau monde dans lequel j’allai désormais baigner.
– Avez-vous cerné la personnalité des membres du comité de direction avec qui vous allez coopérer ? me demande-t-il, avec un léger sourire.
– Oui, répondis-je, en me gardant bien d’exprimer une opinion personnelle. Mon père avait fait sien le principe selon lequel « la première impression n’est pas souvent la bonne, c’est le deuxième qui compte ». Moi aussi.
– On dit que les consultants, surtout les plus confirmés, sont très attachés à leur entreprise. Vous ne regrettez rien ?
– Absolument pas. Vous connaissez le monde du conseil ?A vrai dire, peu. Il a quelque chose de mystérieux.
Je lui explique alors les rouages, le business modèle selon la terminologie chère aux consultants.
Au sein de Changing Point, comme pour toute société de conseil qui se respecte, il est assez rare de terminer un projet financier dans les délais et, surtout, dans le budget prévu. D’ailleurs, ce n’est pas l’objectif. Plus nous dérapons, plus notre société gagne de l’argent. On nous a appris toutes les techniques pour cela. D’ailleurs chaque année, les collaborateurs de Changing Point ont le droit au grand show de Mortimer Blake, le président fondateur du cabinet qui martèle les grands fondements de sa politique, en se gargarisant des résultats positifs enregistrés durant l’exercice précédent.
– Compliquez le cahier des charges quand c’est simple. Informatisez des tâches qui sont plus vite faites manuellement. Des best practices à foison !
On surnommait Blake « l’évangéliste » du fait de son talent à haranguer les foules de consultants. Les juniors étaient très impressionnés, les autres moins, mais qu’importe le scepticisme pourvu qu’on ait l’ivresse des heures facturables !
Le piège est effectivement assez grossier. L’eldorado des sociétés de conseil (et des SSII) est bâti sur une question presque méaphysique des dirigeants d’entreprises : make or buy. Les décideurs choisissent quasi systématiquement ‘‘buy’’ sans oublier une coûteuse « customisation ». Or, avouons-le, bien souvent, le prix de la fameuse customisation dépasse allègrement le prix du développement ‘‘from scratch’’ de l’application. Sans parler que tous les avantages de l’option ‘‘buy’’ sont perdus dans le même temps. C’est tout le génie de Mortimer Blake. Un véritable prestidigitateur. A force de le côtoyer, je l’admire moins pour ses compétences que pour sa capacité à vendre du sable dans le Sahara.
– Une fois la solution en place, fonctionnant bon an, mal an, ils vous vendent un audit ‘‘post projet’’, qui débouche bien évidemment sur une mission d’optimisation avec intégration des nouveaux développements qu’il faut bien évidemment adapter aux caractéristiques de l’entreprise. En général, plus l’entreprise est riche, plus ça marche.
– Voilà pour quoi j’ai quitté le monde du conseil. Lassé par ces pratiques qui épuisent l’énergie des meilleurs pour les transformer en machine à vendre des heures facturables.
XML m’avait prévenu : Sapert-Bocoup jauge l’étoffe de ses nouveaux collaborateurs en posant une simple question : « quelle sera votre première décision importante ? ».
Et je lui explique pourquoi.
Mon expérience au sein de Touch Down Partners (TDP) m’a véritablement appris la vie des affaires. La vraie. Je pensais acquérir les meilleures pratiques en un temps record. Cela a été le cas. Mais pas celles que j’imaginais initialement…
De ma collaboration avec TDP, j’ai compris le tour de passe-passe, que j’ai par la suite expliqué à Pierre-Henri Sapert Bocoup pour lui justifier ma politique drastique envers les prestations extérieures, notamment celles de T.D.P. qui avait placé quelques consultants ‘‘à vie’’ dans les bureaux de Moudelab & Flouze Industries.
– Voyez-vous, la démarche classique se fait en trois étapes. Dans un premier temps, les commerciaux de TDP vendent de la standardisation tout en expliquant que grâce à cet outil révolutionnaire l’entreprise obtiendra un avantage compétitif. Il faut vraiment être naïf. Comment créer un avantage compétitif alors que tout le monde utilise le même outil ?
– Oui, mais ils ne se contentent pas de nous vendre un produit, ils l’adaptent à nos particularités, souligne Sapert Bocoup, très intéressé par mes propos.
– Certes, et c’est le deuxième élément du piège. Ils vous expliquent que votre entreprise a des singularités nécessitant une adaptation de l’outil à ces spécificités. Plus on adapte l’outil aux pratiques actuelles de l’entreprise, mieux c’est. Car il faut absolument éviter tout conflit avec le personnel. Une grève coûterait très cher. Bien plus cher que le coût du projet. Adieu alors ‘‘best practices’’. Ils vont donc informatiser l’existant avec une solution plus chère et plus complexe que celle qui existait. Vive les gains de productivité !
Les sourcils froncés, Sapert Bocoup ferme les yeux comme pour mieux boire mes paroles et bien comprendre le mécanisme de ce petit jeu qui a dû se produire plus d’une fois en sa présence. Je continue mon exposé :
– Mais ce n’est plus une couleuvre que les dirigeants avalent, c’est un python ! J’ai du mal à comprendre, comment des gens aussi intelligents, qui dirigent nos entreprises, peuvent se laisser berner à ce point, s’emporte alors le PDG de Moudelab & Flouze. Votre présentation est excellente mon cher, et je peux vous garantir qu’à partir d’aujourd’hui, aucune société extérieure devant effectuer une mission au sein de notre entreprise, n’utilisera de tels artifices. Je vous charge de faire passer le message au prochain Codir.
Il faut reconnaître qu’en tant qu’ex collaborateur de TDP, j’ai eu beaucoup de mal à rentrer dans ce jeu là. Issu d’une famille dont la morale est une valeur importante, j’ai défendu autant que faire se peu, l’intérêt du client. Mon père m’a souvent dit :
– Un client satisfait est un client fidèle. Ne cherche pas à vendre trois chameaux à quelqu’un qui veut seulement une chèvre. Si tu es bon vendeur, il te l’achètera mais tu ne le reverras plus.
C’est sans doute pourquoi, quand Pierre-Henri Sapert Bocoup m’a proposé de le rejoindre, la direction de Touch Down Partners n’a pas fait tenté de me retenir. Je n’étais pas assez ‘‘corporate’’ pour eux avec mes principes paternels. Ils m’ont juste dit :
– Puisque grâce à nous tu as obtenu un super job, pense à nous à chaque fois que tu auras une mission à réaliser.
Fidèle à ce que j’ai appris au cours de mon existence de consultant, mon ex-société est bien évidemment mise en concurrence avec les autres, une concurrence féroce où, je l’avoue, ils ne gagnent pas souvent.
Ainsi, pas plus tard qu’il y a neuf mois, l’appel d’offres pour la gestion automatisé des paies lancé par la DRH, Françoise Plansoc, ne leur est pas revenu et a été remporté par la société Gilles Peille et Jean Kess Consulting. Elle nous a placé un produit standard du marché, mais adapté à nos besoins. Leurs spécialistes travaillent d’ailleurs à nouveau dessus pour améliorer les performances et intégrer les dernières évolutions.
C’est quand même de l’excellente qualité de service, non ?