Ce soir là, je me décide à quitter le bureau vers 20 h 30. Je ne manque pas de prendre quelques dossiers avec moi, non qu’ils soient d’une extrême urgence que je m’y plonge, mais j’aime bien étudier certains sujets, tranquillement installé dans mon fauteuil. Mon père m’a toujours dit :
Et puis non ! Je les repose, décidé pour une fois à faire une surprise à mon épouse et à l’emmener dîner, comme dans notre jeunesse, déjà éloignée mais toujours si présente, au fond.
Une demi-heure plus tard, j’ouvre la porte de notre vaste maison de Saint-Cloud et lance un « bonsoir » joyeux à la cantonade.
J’ai le droit en retour à un : « lut p’pa », de la part de ma fille, et à un « Chut… ! », de la part de mon fils, vautré sur le canapé devant un match de football.
Il est vrai que ne pas entendre que Deloison a dribblé Yainda-Mah va peser lourd dans le bon déroulement de la soirée. Il est de ces situations avec la jeunesse actuelle qui tend à me courir sur le système. Je me rends dans la cuisine et dépose un tendre baiser dans le coup de ma femme.
– Alors, chéri, pas trop fatigué par ta journée ?
– Vanné ! Tu ne peux pas savoir ! Ce matin, j’ai assisté à une démo du nouveau produit que la direction marketing va mettre en place. Après cela, un déjeuner d’affaires avec mon patron et un fournisseur, du genre qui n’en finit pas. Tu sais ce que sont les négociations sur les délais de paiement. Et toi ?
– Moi, rien ! me répond-elle en secouant sa longue chevelure de la couleur des blés.
Mais au ton qu’elle utilise, je pressens un gros problème.
Aïe… Je sens poindre une crise. Autant je suis passé maître dans la gestion des conflits dans le cadre de mes activités professionnelles, autant passé le seuil de ma vie privée, je perds ma science de la négociation. Je deviens comme inhibé, à la limite introverti.
– J’en ai assez de te voir à cette heure le soir. J’en ai assez que l’on ne fasse plus rien. J’en ai assez de faire la popotte pour Monsieur qui n’a qu’une idée en tête, avaler au plus vite son repas pour pouvoir se replonger dans un dossier !!
Si je m’attendais ! Le cahier de doléances est bien rempli. Il me faut vite trouver les arguments brise-révolte, avant qu’elle ne devienne une révolution.
– Ecoute, chérie, je fais pour le mieux, mais il faut bien que je sois à jour dans mon planning, sinon Sapert Bocoup ne va plus me faire confiance longtemps.
– Je constate que, tu préfères ton patron à ta famille. Méfie-toi, l’histoire peut ne plus durer longtemps et tu pourrais avoir tout le temps de t’occuper de ta fichue société.
– Mais enfin, cela suffit ! Qu’as-tu donc à me reprocher ?
– Je te l’ai dis tout à l’heure, mais puisqu’il te faut un dessin : quand sommes nous allés au restaurant à l’improviste le soir ?
– Ben, vendredi dernier nous sommes allés à la pizzeria tous les quatre, non ?
– Un restaurant ! Un restaurant à deux ! Un restaurant où nous prendrions le temps de dîner sans que ton portable ne vienne nous déranger comme cela a été le cas vendredi. Un restaurant où tu me ferais la surprise de m’emmener et non où je devrais réserver en catastrophe parce que Monsieur a oublié que sans voiture je ne pouvais faire les courses. Et nos voyages. Hein ? Nos voyages ? L’Andalousie, l’été dernier, tu veux que je te rappelle que valises faites, tu m’as annoncé qu’en raison d’un profond retard dans je ne sais quel reporting, tu devais différer tes congés ? Et en février, pour le ski, idem. Heureusement que je suis partie quand même avec les enfants dans le chalet de mes parents à Val d’Isère !
A ce moment là, voulant jouer sur la touche humoristique, j’ai le malheur de lui glisser qu’elle ne devait quand même pas être trop fatiguée à s’occuper uniquement du bon fonctionnement de la cellule familiale Porting, avec ces quatre membres et son assistance extérieure qui consiste en une femme de ménage trois fois par semaine. Que n’avais-je pas dit là ? Ce qui n’était qu’un simple coup de vent, s’amplifia instantanément.
Nous partîmes avec un petit grain, mais nous nous trouvâmes avec un typhon arrivé au port !
Pendant une bonne heure j’ai du subir les assauts continus d’un procureur remonté par quinze années de cohabitation matrimoniale.
– Ah, il est beau le DAF de Moudelab ! Même pas capable de s’occuper de ces enfants. Qui va aux rendez-vous scolaires ? C’est moi ! De toute façon, même le jour de mon accouchement, tu as trouvé moyen d’être en face de moi et d’étudier un de tes fichus dossiers.
– Mais ce sont mes dossiers qui nous font vivre…et bien vivre, non ? tentai-je d’argumenter.
Mais fait-on face à un ouragan en ouvrant juste un parapluie ? Bien sûr que non. Un nouvel argument fait irruption dans la conversation : je ne suis pas capable de gérer nos comptes bancaires !
C’est procès ce soir dans la famille Porting. C’est l’Inquisition ! Nuremberg ! le Jugement Dernier ! Je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit là. Bien évidemment, je ne lui ai même pas fait part de mon envie initiale de dîner en ville. Cela serait tomber comme une mouche dans le lait. Mais les coups ont porté et j’ai pris de fortes résolutions. En premier lieu, notre anniversaire de mariage tombant dans trois semaines, je fais réserver une suite dans un grand hôtel de Venise pour quatre jours. Un tel orage mérite bien le prestigieux Danieli.
Trois semaines plus tard, je m’apprête à quitter le bureau vers 14 heures, ce qui nous laisse juste le temps d’attraper l’avion pour la ville des Doges, quand Pierre-Henri Sapert Bocoup pénètre dans mon bureau.
– Vous partiez, Hubert ? Il me faut absolument une mise à jour de ce reporting pour demain soir. Je vois notre principal actionnaire. Il m’a invité avec madame dans sa chasse. La pauvre n’a plus voyagé depuis un mois, cela lui fera du bien.
Le reporting en question, c’est une bonne journée de travail. Adieu Rialto, San Marco et Pont des Soupirs. C’est moi qui en pousse un grand…Heureusement que c’était une surprise et que ma femme n’en savait rien !