Mes parents, des petits commerçants (ils tenaient une mercerie au cœur de Paris) m’ont très vite appris le goût des chiffres. Mon père me disait souvent : « ce qui compte ce n’est pas tant ce que l’on vend, que ce que nous avons en caisse ». Mon diplôme d’expert comptable en poche, j’ai rejoint un célèbre cabinet d’expertise comptable nord-américain : Changing Point. Car, avant d’être DAF, j’ai passé dix ans dans le monde du conseil. J’y ai suivi la voie royale : les deux premières années, j’ai affuté mes premières armes avec des missions plus ou moins passionnantes d’expertise financière. Au bout de trois ans, ma carte de visite indiquait ‘‘Senior Financial Consultant ».
Un jour, j’ai été nommé responsable d’une mission chez un nouveau client : l’un de nos partners, Gilles Luivenduvan, avait rencontré le PDG de Moudelab & Flouze Industries au golf de St-Nom La Bretèche. Et ils avaient fait affaire. Me voici donc en charge du projet de réingénierie financière. En réalité, un nom bien savant pour une simple reconfiguration des pratiques de consolidation financière et de comptabilité analytique. Le PDG, Pierre-Henri Sapert-Bocoup, a souhaité s’impliquer dans ce qu’il considérait comme une « réelle avancée dans la maîtrise financière de lévolution du groupe ». Il a participé à tous les comités de projets, lorsque son emploi du temps le lui permettait. Lors du dernier comité de pilotage du projet, j’ai présenté un premier bilan de l’opération « Réin-Fi », c’est comme cela que nous nommions, en interne, ce dossier. Un bilan qui, comme à l’accoutumée, s’est révélé très positif. Ma réputation de mener à bien les projets les plus difficiles ne s’est pas démentie (c’est comme cela que Gilles Luivenduvan m’avait vendu à SapertèBocoup). D’autant que celui de Moudelab & Flouze n’avait rien de surhumain : un bon progiciel financier de conso, une petite réorganisation du service comptable et un optimisation des flux des documents ont fait l’affaire. Ajoutez à cela un petit tableau de bord emballé sous le terme « outil décisionnel de gouvernance » et vous obtenez un PDG satisfait.
– Je souhaite vous voir, me dit Sapert-Bocoup, sans me laisser le temps de déconnecter mon ordinateur portable avec lequel j’ai projeté tous mes slides.
Me voir ? Habituellement, pour de telles rencontres à ce niveau, je suis systématiquement accompagné par un partner. Dans le monde du conseil, le partner est le symbole de la réussite. C’est le consultant qui a atteint le sommet et celui qui chaperonne les consultants, surtout les juniors, pour éviter qu’ils ne disent n’importe quoi. On les voit apparaître surtout au début et à la fin de la mission. Entre les deux, ils font travailler les autres… En cas de difficultés, ils pointent le bout de leur nez, règle le problème et retourne dans leur bureau douillet. Avec le temps, cette règle immuable du conseil s’est de moins en moins appliquée à mes missions. Les partners me faisaient entièrement confiance.
L’immense bureau de Sapert-Bocoup me fait d’emblée penser à celui de Gilles Luivenduvan. C’est un point squr lequel le monde du conseil et celui des entreprises se rejoignent…
- Monsieur Porting, j’ai vraiment apprécié la manière dont vous avez mené à bien notre projet de réingénierie financière. Vous êtes jeune, avez-vous pensé à votre évolution de carrière ? Un homme doué comme vous l’êtes ne va pas rester toute sa vie professionnelle dans le conseil, ce serait gâcher du capital humain… Et je n’aime pas le gâchis.
Ca, le le sais, à la manière dont il a négocié les honoraires de Changing Point. Il a raison : je me suis souvent posé la question de mon évolution. Tous mes camarades qui ont passé le DECF en même temps que moi et qui ont goûté du conseil en sont sorti, la plupart en jurant ne jamais y revenir. Peut-être est-il temps, pour moi, d’envisager de nouveau horizons.
- Je souhaite rajeunir l’équipe. J’ai pensé à vous ! Qu’en dites-vous ?
- Vous avez déjà un DAF, monsieur le Président. Jean Ityze-Kadhuk a démontré son potentiel, lui ai-je répondu, gêné.
Encore une formule « diplomatiquement correcte » : il est de notoriété publique que Ityze-Kadhuk ne contrôlait plus rien. Il était détesté par toute l’entreprise, son auto-suffisance et son égo surdimensionné n’avaient rien arrangé à l’affaire.
- Justement. Plus pour longtemps. Nous avons décidé d’un commun accord d’arrêter notre collaboration, il va poursuivre des projets personnels.
J’ai demandé vingt quatre heures de réflexion. J’ai consulté mon père, c’est systématique lorsque j’ai d’importantes décisions à prendre. Celle-ci l’est. Il est toujours de bon conseil. « Les DAF ne sont pas boute-en-train, mais dis-toi que le monde est ce que l’on en fait. Quand il ne convient pas, il faut l’adapter », m’a-t-il rappelé.
Fort du soutien paternel, j’ai accepté la proposition. Je suis devenu le DAF de Moudelab & Flouze Industries. Que dis-je ? Pour mes ex-collègues consultants, je suis CFO, Chief Financial Officer. Et membre du Comité de direction. Ca en jette !