Ça y est ! Duraude & Marage, notre principal concurrent, et le plus féroce est à vendre. On s’en doutait, leur cours de bourse était sur la pente descendante depuis plus de six mois : ca ne pardonne pas : à la limite des junk bonds, une société ne peut rien faire contre le dépôt de bilan, sinon se vendre au plus offrant. Et puis je me dis également que leur association avec Jay-Lee W.C. Buscher n’a certainement pas dû arranger leur situation.
Pierre-Henri Sapert Bocoup a organisé un comité de direction pour annoncer ce que tout le monde savait déjà. Radio-couloir, le seul média indépendant de la publicité, a bien fonctionné et les premières dépêches des agences de presse étaient déjà tombées. Sapert-Bocoup voulait faire le point sur la nouvelle situation concurrentielle. Achètera ? Achètera pas ? C’est la question qui taraude tous les managers. Et surtout moi, chargé, en dernier ressort, de faire le chèque, au cas où les actionnaires seraient intéressés.
Personnellement, je suis pour la croissance externe. Contrôler les finances d’une entreprise deux fois plus grosse que Moudelab & Flouze, voilà qui me sied, surtout lorsqu’il me faudra refaire mon CV ! A quarante-deux ans, je devrais y songer un jour ou l’autre. Dans nos métiers, les cabinets de recrutement jugent à la grosseur du compte d’exploitation. Si, en plus, la fusion ne fait pas de vague, je peux espérer une progression de carrière fulgurante. 5000 personnes, deux milliards de chiffre d’affaires : je ne peux rêver mieux pour mon CV !
Pierre-Henri Sapert-Bocoup entame la réunion du comité de direction sur un ton particulièrement solennel… et enjoué.
– J’ai consulté nos principaux actionnaires ce matin, par téléphone. Ils sont unanimes : nous devons reprendre Duraude & Marage, annonce notre PDG
– Je suis aussi partisan d’une prise de contrôle, dis-je.
– C’est la bonne décision, ajoute Sapert-Bocoup.
Ce dernier me demande alors d’exposer les arguments en faveur de la fusion.
J’ai préparé un premier mémo, dont les membres du comité de direction prennent connaissance. Côté positif, nous avons un portefeuille clients intéressants et fidèles, des parts de marché, certes érodées, mais qui vont nous propulser numéro un incontestable sur le marché européen (devant notre rival britannique Talcervo limited), un renforcement de notre implantation aux Etats-Unis (où Alabama Aygrand nous taille régulièrement des croupières). Côté négatif, je n’ai mis qu’un point, mais de taille: une montagne de dettes dont il faudra se débarrasser. J’en fais mon affaire; l’ingénierie financière n’a plus de secrets pour moi.
– Comment financerons-nous cette acquisition ?
La question venait de Xavier Martin-Laville, le directeur marketing. Ce sont toujours les managers patrons des fonctions transversales qui sont toujours les premiers à critiquer le principe d’une fusion ? A croire qu’ils sont inquiets pour leur poste… Ce n’est pas mon cas, j’ai tout à gagner : dans le monde de l’entreprise, celui qui contrôle les finances détient le pouvoir. Et plus les flux financiers sont importants, plus mon pouvoir l’est également. Les autres, eux, voient surtout les ennuis qui vont leur tomber dessus.
Olivier Séhiaud se voit déjà gérer l’harmonisation des systèmes d’information, un véritable casse-tête. Françoise Plansoc, la DRH, se demande quelle dose de somnifère elle va devoir ingurgiter pour oublier les âffres d’un plan social. Car personne ne croit les termes du communiqué de presse qui assurera qu’aucun licenciement ne sera réalisé : foutaise ! XML compte déjà les heures d’innombrables réunions qu’il devra organiser pour mettre en cohérence les politiques marketing. Quant à T. Laur, le patron de la production, on n’ose imaginer ses discussions animées avec les virulents délégués d’atelier de Duraude & Marage sur l’organisation des trois-huit.
Comment financer l’acquisition ? Comme d’habitude, avec une méthode inspirée de l’industrie cinématographique »on coupera au montage ». En clair, tout ce qui dépasse, irrite, gêne, passe à la trappe… à coups de réduction de budget et d’optimisation fiscale.
– Chers amis, nous devrons réaliser cette fusion. Et dégager une rentabilité nette de 15% pour les capitaux que nos actionnaires vont nous confier pour financer le rapprochement.
Le ton est toujours aussi solennel, manière d’affirmer son autorité à l’égard des autres membres du comité de direction. Manière également d’affirmer qu’il ne tolérera pas un échec de la part de l’un d’entre nous.
C’est la DRH qui met les pieds dans le plat.
– Je voudrais vous demander quelque chose… commence-t-elle.
Un nouveau bureau ? Des budgets supplémentaires ? Quelques kilos de somnifères en prévision de nuits blanches ? Un titre de vice-Présidente en charge du capital humain (il paraît que c’est à la mode). En fait, c’est plus simple.
– Une simple question. Etes-vous prêts, tous au tour de cette table, à voir revenir parmi nos collaborateurs ceux dont nous nous sommes débarrassés pour incompétence notoire en les envoyant poursuivre leur carrière chez Duraude & Marage ? Dois–je vous rappeler qu’ils sont particulièrement nombreux, et qu’il y a certains spécimens de premier choix ?
Comment ? Réintégrer ces branquignols, bras cassés et autres tire-au-flanc que l’on a poussé vers notre concurrent ? Pas question ! Sur ce point, il y a unanimité, même pour Sapert-Bocoup, qui promet d’en parler à nos actionnaires.
La fusion ne s’est donc pas faite, un fond de capital-risque a emporté l’affaire. Dommage, j’aurais concocté un montage astucieux pour faire financer la dette par les actionnaires de Duraude & Marage et placer une partie de la trésorerie dans un paradis fiscal des plus accueillants.
Mais Françoise Plansoc a eu raison, me rappelant d’ailleurs une remarque de mon père : – Quand tu as un mauvais chameau, embellit-le et vend le. Méfie-toi juste que l’on ne te le refile pas en dot pour le mariage de ta fille.
Image par Colin Behrens de Pixabay