Si Pierre-Henri Sapert Bocoup m’a engagé, je crois que ce n’est pas pour mes compétences ou mes qualités de gestionnaire du projet ‘‘Financial Re engineering’’.
S’il m’a engagé, c’est qu’il a un véritable problème de transparence. Certes, comme souvent, le patron de la recherche et du développement, Pierre Emarycuri, un corse débonnaire, dépasse ses budgets. XML, le patron du marketing, confond nos produits dédiés principalement à l’industrie automobile avec des composants uniques destinés à la navette spatiale. Quant à Théo Laur, à force de re-facturation de re-facturation entre nos sites de production, plus personne ne maîtrise le coût véritable de revient de nos produits.
L’architecte de tout cela ? Jean Ityze-Kadhuk. Effectivement, il possède l’art d’élaborer des mécanismes comptables qui feraient rougir le plus doué des inspecteur des impôts stagiaire. Le tout sans plan. Hé oui, Monsieur Ityze-Kadhuk à l’habitude de ne rien documenter. Ni le calcul des coûts de transfert des en-cours d’une société à l’autre, ni le calcul des charges centrales re-facturées aux filiales.
Aussi, le projet ‘‘Financial Re engineering’’ a remis en cause une grande partie de son travail. Sa cathédrale, ou plutôt son usine à gaz, s’est vue remplacée, peu à peu, par un système pas forcément plus simple, mais mieux formalisé. Je crois qu’au bout de quelques temps Pierre-Henri Sapert Bocoup s’est aperçu que l’usine à gaz pouvait lui ‘‘péter’’ à la figure à tout moment.
– Le fisc pourrait tomber dessus et nous perdrions tout l’avantage du montage, me dit Sapert-Bocoup.
Ma raison d’être est donc de rétablir la transparence financière au sein de l’entreprise. Pour ce faire, un outil et un seul, l’arme suprême : le reporting.
Maintenant que l’outil est là, il me suffit d’organiser la remontée d’informations à période régulière pour disposer de l’ensemble des informations pertinentes pour savoir où nous en sommes réellement. Nnous avons choisi le trimestre afin, à la fois d’avoir une relative profondeur d’analyse, tout en possédant une réactivité raisonnable. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus compliqué, mais cela permet aux DAF d’être visibles et de se donner l’impression d’être les véritables co-pilotes de l’entreprise même s’ils ne comprennent pas grand chose aux produits et aux clients.
Non sans mal, j’ai réussi à convaincre, ou plutôt à forcer, l’ensemble des responsables, y compris ceux des filiales, à mettre à jour leur système et nous renvoyer l’information à J+1 après la clôture du trimestre.
– Messieurs, je vous félicite. Obtenir ces résultats dans les temps, est déjà un exploit en soi. Désormais, grâce à notre outil informatique, je vais pouvoir manipuler tous ces chiffres dans tous les sens et connaître les budgets des centres de coûts principaux et auxiliaires, en primaire et après re-facturation, par nature comptable, par destination et même par activité.
– La vache ! On va être fliqué. C’est Big Brother in the Moudelab.
Cette remarque d’Olivier Séhiaud à l’attention de XML n’a pas échappé à mon ouïe fine.
Dans les semaines suivantes, je met effectivement en place la dernière phase du projet, le module ABC (Activity Based Costing) de gestion des coûts par les activités. Pierre-Henri Sapert Bocoup s’avère bluffé. Il dispose de tous les chiffres qu’il désire. Il suffit de me les demander.
– Vous êtes réellement formidable mon petit Hubert. En plagiant Woody Allen, je pourrais dire que vous m’offrez ‘‘tout ce que j’ai toujours voulu savoir sur mon entreprise, sans jamais oser le demander’’.
Mon père avait donc raison. A partir de ce moment, mon PDG passe l’essentiel de son temps avec moi.
– Si tu as la caisse, tu as le pouvoir ! Aujourd’hui, ce n’est plus celui qui fabrique les boutons qui est important, ni celui qui s’évertue à les vendre, mais celui qui gère les comptes ! Tu verras, mon fils, ton PDG, il viendra te voir plusieurs fois par jour alors que tes collègues seront négligés.
Au bout de deux exercices de consolidation, je suis devenu l’as du reporting. Sapert Bocoup n’a pas été ingrat avec moi. Il m’a accordé une belle prime ainsi qu’une belle augmentation de salaire. Ma devise, ‘‘plus je reporte, mieux je me porte !’’, ne peut être plus d’actualité.
Bien évidemment, cela ne convient pas à tout le monde. A chaque présentation au Comité de direction, fort de cette arme fatale qu’est le reporting, je fais grincer les dents de mes collègues. Je joue au shériff, ce que mon PDG apprécie tout particulièrement. Je suis le Wyatt Earp des dérapages budgétaires, le Vidocq des objectifs de ventes non atteints, le Columbo des différences de productivité entre les filiales… Bref, je deviens le manager le plus important de l’entreprise. Le Premier Consul du Directoire, que dis-je, le Napoléon du reporting, l’Empereur du budget. D’ailleurs plus le marché se tend, plus la boulimie de chiffres s’avère forte. C’est ainsi, qu’au fil du temps, je me suis attiré de plus en plus d’inimitiés. De ces inimitiés qui sont la marque des grands DAF. Mais ce n’est pas grave. Tant que j’ai la confiance du PDG.
Etonnamment, et je m’en suis aperçu que bien des mois plus tard, plus nous disposons de chiffres, plus notre performance se dégrade. Etrange corrélation ? Je me suis toujours posé la question : ‘‘est-ce parce que nous allons mal, que nous avons plus de chiffres ? Ou est-ce parce que nous avons plus de chiffres que nous allons mal ?’’
Le fait de se focaliser sur les chiffres, plutôt que sur le véritable métier de l’entreprise, n’est-il pas en train de nous rendre moins performant ? Le système opaque d’Ityze-Kadhuk avait peut être aussi ses avantages…
Un jour, Hans Zweidrei, le directeur de notre filiale allemande, dans un français des plus teutonniens me dit :
– Fou zêde fraiment l’az tu rebording. Bais, vaides adenzion au drou !
A ce moment, j’ai cru que j’avais compris ce qu’il me disait…
D’ailleurs quelques temps plus tard, Sapert Bocoup me demande d’alléger mes attentes de reporting, de simplifier le contenu des questionnaires. Sans me le dire ouvertement, il m’intime l’ordre de revenir en arrière, de réétudier les dommages collatéraux induits par la mise en place de l’ABC.
Au Codir suivant, c’est un XML ironique qui lâche :
– Et bien dis-moi, mon ami, il est des 18 juin dont on a du mal à se relever !
Je n’ai pas compris tout de suite l’allusion, et c’est mon fils qui m’a apporté la réponse.
– Tu sais papa, le 18 juin, c’est l’appel de De Gaulle, mais c’est aussi Waterloo !
Ainsi, XML m’enterre-t-il ! Un peu vite ! Il se pourrait qu’HH ait d’autres Austerlitz dans ses valises.