Mon fournisseur is (presque) rich

J’ai découvert que je suis toujours une cible. Non pas pour un quelconque tueur à gages. D’ailleurs, qui m’en voudrait ? Un utilisateur mécontent du système d’information ?

Ce n’est pas sérieux, même s’il aurait de bons motifs (escroquerie pour lui avoir surfacturé les prestations de la DSI, tromperie sur la marchandise pour lui avoir livré seulement la moitié des fonctionnalités qu’il attendait, ou mauvaise foi caractérisée pour lui avoir expliqué, par souci de facilité, que les technologies dont il avait entendu parler ne marcheraient jamais pour lui).

En fait, j’ai découvert que j’étais une cible en lisant la presse. Plusieurs articles ont attiré mon attention. Les journalistes, dont beaucoup ne sont que l’écho du discours des fournisseurs, ont ainsi expliqué que les CIO étaient de plus en plus dans le collimateur de ceux-ci, surtout avec la crise sanitaire qui les oblige à redoubler d’efforts pour chasser de la chair fraîche. Même via Zoom… Ce n’est guère étonnant : à force de draguer les chefs de projets, ils se sont aperçus que ce ne sont pas eux qui signent les chèques.

Que les fournisseurs s’intéressent à ceux qui ont le vrai pouvoir financier, c’est-à-dire nous, les DSI, rien de plus naturel. Hélas, comme ils pensent tous la même chose au même moment, je vais devoir les supporter dans mon bureau (virtuel ou pas) afin qu’ils m’expliquent qu’ils sont les meilleurs et les plus beaux. Quelle galère ! Mon hypothèse, formulée dès le début de la crise sanitaire et qui se confirma par la suite, était que les fournisseurs allaient devenir de plus en plus agressifs et arrogants pour se démarquer de la concurrence.

L’un d’entre eux a réussi à franchir le barrage de mon assistante, pourtant rompue à éconduire les gêneurs qui veulent à tout prix fourguer leur quincaillerie. Je décidai de le recevoir pour vérifier ma théorie.

Il arriva à l’heure à son rendez-vous. Même pour un DSI d’une modeste entreprise, la perspective d’arracher un contrat, fût-il symbolique, rend tout commercial fiévreux et, pour les cas les plus enragés, produit un filet de bave à la commissure des lèvres quelques heures avant le rendez-vous. L’ingénieur d’affaires de PIPO (Produits Informatiques Pour l’Organisation) Systèmes, était un parfait spécimen de cette population. Je me doutais qu’il allait me faire le coup du « nous sommes leader sur notre marché, avec des technologies évolutives qui répondent, par définition à vos besoins pour, évidemment, un coût défiant toute concurrence qui, d’ailleurs n’existe quasiment pas ».

Je ne dispose pas de pouvoirs magiques, mais je suis parvenu à lire dans ses pensées. Il sortit des plaquettes remplies de schémas avec des couleurs très voyantes.

– Chez PIPO Systèmes, l’innovation est résolument au service de l’existant. 
« Pourquoi pas l’existant au service de l’innovation ? Ça marche aussi dans l’autre sens ! »
– Notre entreprise est le leader incontesté sur son marché. Notre qualité de service est irréprochable, nos produits ont été plébiscités par les analystes et notre technologie largement récompensée.
« Quelle étude de marché bidonnée vas-tu donc sortir de ton chapeau pour me prouver cette affirmation, gratuite ? C’est d’ailleurs la seule chose gratuite chez les éditeurs de logiciels. »
– Notre architecture est évolutive avec une technologie de gestion sophistiquée. 
« Elle est sûrement plus complexe qu’évolutive, ta technologie ! »
– Les prix de nos licences sont très compétitifs.
« Et en plus c’est l’arnaque à l’échelle industrielle ! La totale !!! »

Il s’interrompit, constatant que je ne faisais que hocher la tête sans ouvrir la bouche.
– Et, heu… notre service est…
– Innovant ? Orienté client ?

Il fut surpris que je finisse sa phrase à sa place.
– … et notre solution est vraiment…
– Globale ? C’est ça ?
– Heu… oui !
– Quant à votre marché, vous allez me dire qu’il explose ? Et que cela justifie que j’achète votre techno avant de me faire doubler par mes concurrents qui eux ont déjà investi ?
– Ben oui, répondit-il, de plus en plus rouge.

Eurêka ! J’avais enfin validé ma théorie. Lorsque le commercial de PIPO Systèmes eût quitté mon bureau, ce qui fut rapide puisqu’il avait épuisé tous les lieux communs du parfait marchand de soupe et oublié de me préciser en quoi son produit répondait à mes besoins, je notais le postulat dont se souviendront les historiens dans le futur : « Tout commercial plongé dans une DSI subit une pression de haut en large, d’autant plus forte que l’on s’approche de la fin d’un trimestre, pour raconter n’importe quoi à son interlocuteur, avec des termes interchangeables et sans signification. »