Lors du dernier reporting, les chiffres ne sont toujours pas très brillants : coûts en augmentation. Ventes en stagnation, voire en baisse, peu de visibilité sur le marché. La concurrence, surtout nos ‘‘chers amis’’ de Duraude & Marrage, commence à casser les prix pour écouler ses stocks. Nos clients tardent avant de passer commande. La frilosité générale vient d’atteindre notre secteur jusque-là préservé. Je me suis donc décidé à aller voir Sapert Bocoup en devançant notre prochain comité de direction.
– Monsieur le Président. J’ai les derniers chiffres. Ils ne sont pas bons. Tous les indicateurs virent à l’orange, si ce n’est au rouge. Je suis inquiet quant à nos finances. Globalement, nos activités opérationnelles deviennent déficitaires. Notre trésorerie se détériore. Si je prends notre besoin en fonds de roulement, nous allons au devant de vrais problèmes d’ici trois à quatre mois. Il y a urgence.
Voilà, c’est dit. Il me regarde droit dans les yeux et me répond simplement :
– Effectivement, la situation est préoccupante.
Puis il ferme les yeux comme à l’accoutumée, pour mieux réfléchir et s’imprégner de l’éventail de mauvaises nouvelles que je viens de lui glisser.
– Nos coûts fixes sont importants. Nos marges de manœuvre limitées. Mais, vous êtes là pour cela. C’est à vous de gérer nos finances. Que proposez-vous ?
Même si de par ma fonction, je dois m’attendre à ce type de requête, la soudaineté de la demande et le ton sans appel m’inquiètent. Cette fois-ci, je change de rôle. Je passe du statut de Grand Observateur de la vie de Moudelab & Flouze à celui d’acteur, et pour mes débuts, j’ai le premier rôle, directement en haut de l’affiche, en première ligne.
Cette situation est nouvelle pour moi. Je me souviens que de nombreux DAF rencontrés dans mes expériences de consultant n’étaient en fait que de simples collecteurs de chiffres. C’est d’ailleurs souvent le cas des responsables financiers des filiales de grands groupes. Ils passent leur temps à organiser le reporting, collecter les chiffres, les consolider, les analyser parfois sommairement et les présenter à leurs Directeurs Généraux. Mais chez Moudelab, il n’y a pas de place pour ce type de profil. Ici, un DAF doit également être force de propositions. La période confortable et sans risques vient de se terminer pour moi. Il me faut aider l’entreprise. Trouver des solutions.
Après mon Waterloo qui a, visiblement, fait tant plaisir à ce cher XML, mais dont Pierre-Henri Sapert Bocoup ne semble pas me tenir rigueur, le challenge m’excite. Je vais pouvoir rajouter une corde à mon arc.
Toutefois, je ne peux patienter jusqu’à la fin du trimestre prochain pour confirmer la tendance. J’ai senti, dans les propos du PDG, qu’il y avait dans cette mission comme des relents de dernière chance.
Que faire ? N’est ce pas le moment de mettre à profits les éléments captés tout au long de mon parcours et d’appliquer chez Moudelab le ‘‘PPP’’ et le ‘‘ZBB’’.
Le temps de monter le dossier avec suffisamment d’éléments justifiant mes choix, et je convainc Pierre-Henri Sapert Bocoup d’adhérer à la politique que je propose de mettre en place au sein de la société. L’annonce en sera faite au prochain comité de direction du lundi.
– Messieurs, désormais la gestion de Moudelab & Flouze Industries va passer par l’application de deux principes : le ‘‘PPP’’ et le ‘‘ZBB’’ dont je vais vous expliquer en détail le mode de fonctionnement. En premier lieu donc, le ‘‘PPP’’…
– Le ‘‘PPP’’, c’est quoi cela le ‘‘PPP’’ ? C’est le Pépé qui paie ? Tu nous actualises l’escroquerie de la vignette auto au profit de Moudelab ?
La remarque caustique de Xavier-Martin Laville ne fait rire que son auteur. Oh, bien sûr, quelques sourires sont apparus dans l’assistance, vite effacées face au regard ravageur que jette le Président en direction du perturbateur.
– Epargnez-nous vos plaisanteries de potache, Monsieur le directeur du Marketing, nous ne sommes pas dans une situation où nous pouvons nous permettre de nous égarer sur les voies de la gaudriole.
Le ton sec, la désignation d’XML par son titre, glace l’assemblée, et je peux donc poursuivre mon exposé dans un silence et une froideur digne d’une cathédrale, un jour d’enterrement en plein hiver.
– ‘‘PPP’’ signifie donc ‘‘Profit Protection Plan’’. En résumé, je vous propose de suivre une action commando dont le but, à très court terme, est d’éradiquer toutes les dépenses superflues, de renégocier avec nos fournisseurs, de baisser le montant de nos achats, et enfin de retarder les investissements non critiques. Le ‘‘ZBB’’ ou ‘‘BBZ’’ en français, c’est à dire le ‘‘budget basé zéro’’, a lui, pour but, de reprendre chacune de nos lignes budgétaires et de s’interroger sur son utilité.
En fait, les deux idées sont reliées, si ce n’est que le ‘‘BBZ’’ se fait lors de la préparation du budget. J’ai donc décidé, dans un premier temps, de privilégier l’approche ‘‘PPP’’, en remettant à l’établissement du prochain budget, l’objectif ‘‘base zéro’’.
J’ai passé ensuite les deux mois les plus horribles de ma carrière. Mes collègues opérationnels, qui ont déjà très peu de temps disponible, ont dû se plier aux exigences du patron ou du moins, à celles de son exécuteur des basses œuvres, moi en l’occurrence. Ils ont rempli leur tâche, bon gré, mal gré. Revu leurs dépenses à la loupe. XML est même celui qui a le mieux collaboré à l’opération. Peut-être pour se faire pardonner, on peut toujours rêver !
Olivier Séhiaud, fidèle à ses habitudes, a par contre tiré la jambe, me lâchant même au détour d’un couloir :
– Dis-moi, Hubert, avec ton ‘‘BBZ’’, on va bien se faire ‘‘BéBaiser’’ !
Au final, j’ai présenté fièrement trois millions d’euros d’économies à Pierre-Henri Sapert Bocoup. A la vue de notre budget, c’est microscopique. Le ‘‘PPP’’ se matérialise par un ‘‘petit profit pour le patron’’ pour un ‘‘grand emmerdement pour le personnel’’.
Mais dans mon analyse, j’ai bien évidemment omis de mentionner le coût réel de l’exercice, qui ne doit pas être loin du montant des économies réalisées.
Mon père m’a souvent dit: ‘‘si les résultats vont dans le sens de ce que l’on attend de toi, rares seront ceux qui te demanderont des comptes sur la manière d’y arriver.’’
Et puis, après tout, à partir du moment où c’est le ‘‘Pépé qui paie’’ !