R.A.S. sur le R.O.S.

Ce jour-là, l’ambiance est plutôt glaciale dans la salle du comité de direction. L’heure est grave. Toutes les directions métiers passent sur le grill de l’incontournable retour sur investissement. Pierre-Henri Sapert-Bocoup et le DAF, son allié objectif (quoique…) se sont mis en tête de mettre des chiffres derrière, devant, au-dessus et au-dessous de chaque projet. Gare à celui dont le bilan prévisionnel s’avèrerait négatif !

Le tout est emballé dans un joli nom de programme : PET pour « Programme d’Excellence Transversale », complété, en ce qui concerne la DSI, par le programme ROT (Return On Technology). Tout cela a été concocté dans le plus grand secret par notre directeur financier, qui a passé deux semaines en séminaire aux États-Unis, invité par le cabinet Gare-à-tes-nerfs. De quoi le piquouzer un maximum sur les bienfaits de mettre au pas toutes les directions dépensières, trop dépensières bien sûr.
– Tout projet passera à la trappe s’il n’est pas justifié économiquement, nous a avertis Goldman-Birstern, notre directeur financier. Et pas question de nous enfumer avec des dépenses volontairement sous-estimées ou des bénéfices non moins volontairement gonflés. Nous avons des méthodes ultra-perfectionnées de gouvernance financiaro-économico-agrégatrices pour dénicher toutes vos manœuvres !

Je me suis abstenu de lui demander combien lui avait coûté les quinze classeurs de procédures et de tableaux Excel que le cabinet Gare-à-tes-nerfs lui a fourgués en lui assurant une tranquillité éternelle… Nous voilà prévenus.
– Cela veut dire qu’on ne peux plus trafiquer comme on le fait depuis toujours ? S’est enquit un chef de projet, dans mes équipes depuis vingt ans. Autant de traficotages des retours sur investissement (des « business cases » comme on dit maintenant), avec les directions métiers comme complices, qui ne se sont jamais privées de nous demander ses « petits arrangements entre amis ».
– Comme on le faisait depuis toujours, rectifié-je.
– On pourra toujours s’arranger, me rétorque-t-on.
– Cette fois, rien n’est moins sûr, le nouveau DAF, qui a succédé à Hubert Enron, n’est pas un tendre et ne laisse rien passer. Il vient du milieu bancaire…
– Justement, on va pouvoir s’arranger.
Je reste persuadé que nouvelles règles du jeu imposées par la direction générale ne vont probablement pas nous permettre de passer au travers d’œil de Lynx, le nouveau surnom de Goldman-Birstern.
– Les gars, la fête est finie, avertis-je mes collaborateurs.
Comment se sortir de ce mauvais pas ? Pour les projets systèmes d’information que nous gérons, nous ne sommes pas toujours capables d’en estimer à la virgule près le retour sur investissement. Bien sûr, nous pourrions obliger les directions métiers à nous fournir tous les éléments chiffrés pour construire des business cases pertinents, décorés de nombreuses colonnes de chiffres et de moult notes en bas de page pour expliquer que « toutes choses égales par ailleurs, rien n’est comparable mais que tout est quand même comparable si on y met de la bonne volonté ». Pour créer une ambiance pourrie et instiller du venin dans les relations humaines, rien de tel. Vous imaginez les dégâts ? Retards dans les livraisons, réunions à n’en plus finir pour discuter des montants après la virgule, regards fuyants à la cafétéria, sans oublier les peux de bananes à dégoupillage décalé que ne manqueront pas de nous lancer nos chers clients internes. Non, décidément, ce n’est pas la bonne voie.

En réalité, DSI et directions métiers sommes complices, dans la mesure où nos intérêts sont communs. Nous avons tous la perception qu’un projet système d’information sera rentable, d’une manière ou d’une autre, mais nous sommes incapables de le prouver selon les normes comptables en vigueur, en particulier les IFRS (Incitation à Fabriquer des Résultats Surestimés). Alliés objectifs, j’ai proposé à mes collègues « Centre de Coups » comme moi, de mettre en avant un nouveau concept qui remplacera le R.O.I. : le R.O.S., ou « Return on Something. » Le concept de « rentabilité prévisionnelle » se trouve supplanté par celui du « ça rapportera bien un petit quelque chose ». L’idée sous-jacente est simple : on sait qu’un projet va rapporter, mais on ne sait pas quand ni combien. Certains diront que c’est la logique floue appliquée au retour sur investissement. Et pourquoi pas ? Reste à parier que le comité de direction soit sensible à cette logique floue. Mais j’ai bon espoir : la stratégie de l’entreprise est pilotée depuis longtemps par la logique très floue…