Ca devait arriver. Mon boss m’a demandé de participer au comité de direction. Pierre-Henri Sapert-Bocoup, notre PDG, m’a fait le coup de l’alignement stratégique ! Vous savez, le concept que l’on trouve dans tous les journaux ou les ouvrages de management à dix balles, pour nous seriner que l’on doit être plus proche de la direction générale. Mais moi, je n’ai rien demandé !
On me fichait la paix jusqu’à présent : le système d’information est rodé, certes pas à l’état de l’art, mais les infrastructures tournent, les applications ne sont pas trop décalées par rapport à ce que les utilisateurs demandent, et j’ai une équipe étoffée pour faire l’essentiel du boulot. Pour le reste, je prends une SSII et je pressure les prix… La routine…
Me voilà donc propulsé au Codir !
Cela devait arriver : le PDG, qui fréquente toutes les semaines son terrain de golf, a discuté informatique (pardon : « NTIC, mon cher », ça fait plus chic) avec d’autres patrons. Ils se sont donc passé le mot pour se mettre au goût du jour. Je les imagine :
– Comment vont les affaires ?
– Les affaires, ça va, mais mes collaborateurs ne sont pas au top… La DRH a géré la dernière grève comme une débutante, mon directeur financier m’a planté de dix millions en anticipant mal la chute de la Bourse. Quant à mon directeur informatique, je ne le vois jamais, mon PC rame et il me coûte une fortune !
– Chez moi, j’ai un vrai CIO qui participe activement au comité de direction, car les systèmes d’information sont pour nous un levier stratégique essentiel pour nos métiers à forte valeur ajoutée.
Imaginez la tête de son interlocuteur qui lui répondrait : « Chez moi, j’ai un petit chef de l’informatique que l’on garde parce qu’il est trop vieux et qui s’occupe de la bureautique, des accès Internet, des achats de consommables. à part ça…».
Ma première réunion, ce fut un jeudi matin. Aux aurores. Moi qui n’ai pas l’habitude d’arriver de bonne heure à mon bureau, cela m’a fait drôle. Le comité de direction mensuel se tient dans une vaste salle, plutôt froide, avec un mobilier classique. Et pas de café malgré l’heure matinale. Je comprends mieux pourquoi on pinaille sur les budgets de la DSI…
Je n’étais pas le premier arrivé. Xavier Martin-Laville, le patron du marketing, était déjà installé, et plongé dans d’épais dossiers. Goldman Birstirn, le directeur financier, était là lui aussi, lisant l’édition du jour des Echos. Ils me saluèrent d’un signe de tête condescendant, sans toutefois sourire.
Lorsque tout le monde fut installé, soit les dix patrons de business units plus le PDG et les trois DG, l’ordre du jour fut annoncé. Je passais en premier !!! J’avais bien sûr préparé mes slides pour leur expliquer quel serait le schéma directeur à un horizon de cinq ans. J’avais tablé sur une demi-heure et concocté une cinquantaine de slides : trente à projeter, plus dix en cas de questions, et dix autres en cas de questions sur les questions. La méthode était rodée dans nos comités de pilotage projet.
– Mon cher Séhiaud, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue parmi nous, déclara le big boss. Compte tenu de notre emploi du temps chargé, vous avez dix minutes pour nous présenter votre stratégie. Et éteignez-moi cette machine !
Sans filet ! J’étais sans filet… Est-il utile de raconter la suite ? Une catastrophe ! L’architecture cible du système d’information ? Les plus intelligents n’ont compris que deux mots sur les quatre. Le schéma directeur ? Je craignais qu’ils ne me proposent une feuille de papier pour dessiner ledit schéma. Les sigles ? Ils n’ont pas apprécié. Même CRM, GED, et ERP, ils ont demandé ce que cela signifiait. Les ignares !
J’ai tenu dix minutes. La onzième, le PDG a clos le sujet : « Pourriez-vous être plus clair ? J’attends de votre part une note de deux pages maximum expliquant en quoi votre organisation, qui, inutile de vous le rappeler, engloutit des sommes considérables, contribue à la compétitivité de notre entreprise. »
Silence dans les rangs… Le directeur financier esquissa un sourire. Le directeur marketing leva les yeux au ciel. La DRH exprima une sentiment de désolation. J’eus l’impression que le doute sur mes compétences s’était durablement installé dans son esprit. Je ne prononçais plus un mot durant ce maudit comité de direction. En sortant, le directeur marketing, un jeune loup sorti d’une des meilleures écoles de commerce (du moins le croyait-il), et toujours impeccable, y compris dans son sourire carnassier, m’attrapa par la manche :
– La prochaine fois, parle français, c’est quand même pas compliqué !
Il s’éloigna et je crus entendre qu’il ajoutait : « S’il y a une prochaine fois… »