La PPP mis en place l’an dernier ne rapporte pas suffisamment pour que les finances de l’entreprise aillent réellement mieux. Cette année, cela fait le troisième exercice budgétaire déficitaire. La raison ? Des dépassements récurrents. Des dépenses en recherche et développement, en marketing toujours plus importantes. Des prévisions de ventes trop optimistes. Et surtout, surtout, un directoire qui ne respecte pas mes préconisations.
Qu’à cela ne tienne. Nous avons là le cocktail idéal pour mettre un DAF sur orbite. L’objectif n’est pas de me satelliser, mais d’asseoir ma fonction au sein de l’entreprise. Reconnaissons-le, nous autres DAF sommes surtout reconnus quand les affaires vont mal. Et là, après trois années dans le rouge, on ne peut pas dire que c’est fête à la maison Moudelab.
– Il nous faut serrer les boulons, Porting. A vous de jouer, me répète Sapert-Bocoup.
Désormais, mon niveau d’inquisition va s’accroître. J’ai la légitimité de leur demander des comptes, de m’immiscer dans leurs activités. Mieux, je contrôle encore plus les robinets d’où coule l’argent. Et les sceptiques, les médisants, les rois de radio-couloir et autres empêcheurs de contrôler en rond ne vont avoir qu’à bien se tenir. Comme me disait papa :
– Si tu as la caisse, tu as le pouvoir !
Eh bien, désormais, j’ai non seulement la caisse, mais je peux contrôler les entrées et les sorties. Je deviens le banquier de Moudelab & Flouze Industries ! Banquier : c’est encore mieux que DAF. Je me suis donc mis au travail.
– J’ai décidé d’adapter le reporting trimestriel en budget glissant ré-actualisé. Tous les trimestres, vous devrez me rapporter les chiffres de vos activités. Vous y êtes habitués et vous y prêtez plus ou moins de bonne grâce.
En lâchant ces derniers mots, je fixe Olivier Séhiaud, le plus réfractaire à ce type de tâches.
– De plus, vous voudrez bien à chaque fois me refaire un budget actualisé. Je ne vous cache pas que nos instructions sont franchement de trouver les solutions pour que ceux-ci soit sérieusement orientés à la baisse, et ce dès le prochain trimestre.
– En tout cas, moi je ne me sens pas concerné par ces nouvelles orientations. Notre politique de pénétration globale et simultanée des marchés émergents nécessite un investissement des plus consistants et…
J’interromps le directeur marketing avant qu’il ne se lance dans une de ses diatribes dont il a le secret :
– Nous allons nous recentrer sur nos marchés traditionnels. L’Amérique Latine, le Moyen-Orient et l’Afrique sont repoussées aux calendes grecques.
Excédé par ce dictat mettant fin à tant de projets pharaoniques, XML se tourne vers le président Sapert-Bocoup pour ouvrir le débat.
– Je fais entière confiance à Hubert et à son plan pour nous sortir de cette mauvaise passe.
Déclamer d’un ton solennel, cette phrase tombe comme une sentence et rompt toute velléité de contestation dans les troupes. Je poursuis ma présentation :
– Au niveau de la communication, le mot d’ordre est : « halte à la gabegie ».
La directrice de la communication, Anne-Laure de Troudusac, réagit aussitôt, s’emportant sur le terme employé.
Mais mon énoncé des cadeaux, déjeuners, soirées, voyages et cocktails mondains que s’autorise la communication de Moudelab, met en évidence une quantité d’argent investi sans que l’on puisse quantifier un quelconque R.O.I..
Afin que la colère de la dir’com se tasse, le président lâche à nouveau :
– Je fais entière confiance à Hubert et à son plan pour nous sortir de cette mauvaise passe.
Je passe par la suite l’ensemble des directeurs au grill. Ainsi, notre DSI, Olivier Sehiaud, est fortement prié d’arrêter de gaver ses systèmes informatiques au foie gras et au caviar. Du bouillon et des pommes vapeur ne feront pas de mal à un système en croissance exponentielle ces derniers temps. Théo Laur, le responsable de la production, est lui, appelé à plus de parcimonie dans sa gestion d’un matériel, soit disant obsolète.
– A dater d’aujourd’hui, les rallonges budgétaires, non vitales pour la pérennité de la société, seront systématiquement refusées, tant que la situation financière de Moudelab & Flouze Industries n’aura pas retrouvé un semblant d’équilibre.
Cette phrase conclut ce jour-là mon intervention.
Dans les mois qui suivent, l’entreprise retrouve rapidement sa rentabilité à court terme. Deux trimestres ont suffit.
Plusieurs fois durant cette période, je me suis remémoré cette belle définition de René Bergeron que j’ai faite encadrer au-dessus de mon bureau : ‘‘Banquier. Homme secourable qui vous prête un parapluie quand il fait beau, et vous le réclame dès qu’il commence à pleuvoir’’.
– Nos efforts ont porté, Président, et il nous faut perdurer dans cette voie.
– Faites, mon cher Henri, vous avez carte blanche.
En sortant du bureau de Sapert-Bocoup je me félicite de ce succès. Mon comportement, mes décisions ont été dignes de ma fonction : DAF…que dis-je, d’un banquier.
Quelque temps plus tard, Otto Rütt, l’homme à tout faire de Moudelab, mais également occasionnellement chauffeur du Président me passe un bon de commande pour le changement de la Safrane de direction en une Vel-Satis flambante neuve. Commande que je refuse sur le champ.
Pierre-Henri Sapert Bocoup met exactement 2 minutes 15 secondes pour pénétrer en coup de vent dans mon bureau, cherchant des explications. Il s’est lui-même déplacé, signe que le sujet lui tient à cœur.
– On serre les vis à tous les niveaux, Président, vous vous rappelez ?.
– Je ne veux pas le savoir, grogne-t-il.
Visualisant la devise trônant au-dessus de ma tête, il me regarde avec hauteur et me lâche :
– Vous vous prenez pour un banquier…démerdez-vous !
Mon père m’avait bien dit qu’il faut parfois savoir lâcher du lest pour ne pas se mettre dans une situation inextricable.