Plus je blanchis, plus je pâlis

En dépit de résultats mitigés enregistrés ces derniers temps, je trouve que Pierre-Henri Sapert-Bocoup ne s’inquiète guère. Il se trouve que bizarrement notre trésorerie, elle, croît. Mon ego veut y voir le résultat de mes efforts, mais la vérité m’oblige à y percevoir les relents des actions de mon prédécesseur, Jean Ityze-Kadhuk. Je devine, sans le maîtriser, l’existence d’un système monté à cette époque et qui en perdurant, je dois l’avouer, maintient Moudelab & Flouze Industries à flots et autorise donc son PDG à garder le sourire, malgré un ciel des plus nuageux.

Optimisation fiscale. Variation des prix de transferts. Comptes dans des endroits inavouables. Re-facturation des charges du siège, etc… La totale !

Plus j’avance, plus ma conviction est faite. Mon prédécesseur est un véritable expert ès ingénierie financière. Expert ou escroc ? A ce niveau de dextérité, la différence est ténue.

Longtemps, la gestion des comptes ‘‘spéciaux’’ de l’entreprise a été la chasse gardée de l’assistante de direction du patron, Emma Touprye.

Assistante ? Que dis-je, adjudant-chef ! S’il y a bien une personne intouchable au propre comme au figuré, au sein de Moudelab, c’est bien elle. Il y a quelques années, plutôt une bonne décennie, je ne dis pas. Elle devait être jolie. Mais là, autant faire la cour à un congélateur des années soixante. Son tailleur favori, rose fuchsia, doit être celui qu’elle portait à ses débuts, ou du moins la copie conforme, car lui n’a pas pris une ride.

Elle a dû faire toutes les guerres aux côtés du PDG. Fidèle parmi les fidèles. Vu leur complicité, on imagine parfaitement qu’elle a pu être, non seulement à ses côtés, mais aussi devant, derrière, dessous, dessus. Dans tous les cas, elle a fait plusieurs fois le tour du personnage. On sent cette admiration indéfectible pour le charisme du patron, de cette admiration emprunte d’idolâtrie qui poussait les grognards à partir au combat pour la seule gloriole d’un petit caporal. Une fidélité sans faille. Au moins professionnellement. C’est beau. Que nos jeunes et charmantes assistantes en prennent de la graine !

Bien évidemment, sa rémunération est proportionnelle à sa proximité avec l’instance hiérarchique supérieure. A ce tarif, on pourrait embaucher deux nymphes de moins de 30 ans. Le patron, charmeur reconnu, a dû y penser. D’ailleurs au cours des années, Mlle Touprye s’est vu adjoindre deux collaboratrices, Cassiopée Tasse et Marion Than-Manch, et qui elles, ont réellement les fonctions de secrétariat traditionnel. Mais Emma Touprye reste incontournable, car elle détient des secrets de première importance. Elle est la Mata-Hari de Moudelab. La véritable gardienne du temple et ceci à mon grand dépit.

J’en ai l’illustration ce soir là quand le Président m’appelle dans son bureau.

– Asseyez-vous, Henri.

Je prends place sur le siège qui lui fait face. A ma gauche se tient Emma Touprye.

– Vous avez dû comprendre que Moudelab & Flouze Industries a, au cours du temps, développé un arsenal d’outils pour assurer sa pérennité. Votre prédécesseur, Jean Ityze-Kadhuk a monté un système, qui à cette heure, nous est d’une grande aide. Avec Mlle Touprye nous avons pensé qu’il était temps de vous tenir informé.

En citant sciemment le nom de son assistante dans son propos, Sapert Bocoup me rabaisse directement de mon piédestal. Je suis peut être le DAF, mais je n’ai que les pouvoirs qu’il a bien consenti à me laisser. Ah, il est beau le banquier ! Une simple marionnette, oui !

– Elle gère un certain nombre de comptes annexes de la société, comptes dont il n’est que temps que vous preniez connaissance.

Il m’explique alors une partie du montage que mon prédécesseur a mis en place. Il est basé sur des prix de transfert de matières premières, achetées au Costa Rica, transitant via les îles Caïmans, pour être ensuite expédiées en Europe. L’intérêt est évident. Nous évitons ainsi moult taxes : douanes, tva, etc. Mais surtout, cela permet de nous constituer, plus ou moins légalement, une ‘‘caisse noire’’ pour financer nos opérations d’implantations sur le marché asiatique. Il est de notoriété publique que sans arrosage systématique de nos apporteurs d’affaires, ils fanent rapidement et s‘évaporent dans la nature.

Compte tenu de la chaleur sous ces latitudes, ce n’est pas étonnant, ne puis-je m’empêcher de penser.

Mes idées puristes sont battues en brèche avec cet exposé qui ne fait que confirmer le sentiment qui m’habitait précédemment. Mais pourquoi donc m’informer aujourd’hui ? La réponse ne se fait pas attendre.

– Nous sommes confrontés à un inextricable problème de consolidation des comptes auquel, je l’avoue, ni Em…ni Mlle Touprye, ni moi n’avons trouvé de solutions. Je compte sur votre sagacité pour nous sortir rapidement de cette impasse, et pour nous trouver une réponse digne des travaux de votre prédécesseur.

A ce moment précis, le regard appuyé de mes deux interlocuteurs en dit autant que tout autre parole. La confiance que peut avoir le Président envers moi n’est donc pas totale. Je ne suis encore à ses yeux que le roi du reporting, ce titilleur de directeurs, mais je n’ai pas suffisamment fait mes preuves.

A présent, je suis informé. Que faire ? Je ne vais quand même pas dénoncer mon patron et le système mis en place ! D’ailleurs, je ne serais pas crédible. Depuis le temps que je suis au sein de la société. Je sais forcément. Mais quel naïf j’ai été !

De toute façon, je suis bien chez Moudelab & Flouze Industries et puis il n’y a rien de vraiment délictueux dans leur stratagème. Mon prédécesseur n’a fait qu’utiliser un ensemble de vides juridiques internationaux. De l’évasion fiscale bien pensée, pas de la fraude !

Voilà comment je suis rentré dans la combine. Sapert-Bocoup, reconnaissant, m’a valorisé cette fois. C’est tout juste s’il ne m’a pas demandé d’ouvrir un compte aux Iles Caïmans, histoire d’optimiser. Mais j’ai compris, cette fois, que je suis entré de plein pieds dans le cercle restreint des gens qui ont LE pouvoir.

Quelques temps plus tard, une conversation avec Olivier Séhiaud m’a fait froid dans le dos.

– Dis moi, Henri, as-tu vu cette nouvelle loi sur la sécurité financière ? Le législateur veut enfin se pencher sur les problèmes de blanchiment. Ce n’est pas trop tôt. J’espère que des têtes vont tomber car il y en a marre de toutes ses magouilles…

Je le regarde fixement. Est-il possible qu’il soit au courant des secrets moudelabiens ?

– …et tu peux me croire, ils s’en mettent plein les fouilles…

A la réflexion, non ! Ce n’est qu’une discussion de couloir avec un collègue. Et puis comment aurait-il pu savoir, alors que moi qui dispose d’une partie des clés, je n’ai pas perçu l’étendue du problème.

Image par angelo luca iannaccone de Pixabay