Voilà ! Ca y est, cette fois j’y suis ! J’ai vraiment la confiance de Pierre-Henri Sapert-Bocoup. Et ça, cela me plait beaucoup. Mes pouvoirs sont élargis. Tout va bien. Et pourtant, si j’en crois mon père, ma situation reste fragile. Il m’a dit l’autre jour :
– Ecoute, mon fils, méfie-toi. Tout va trop bien pour toi en ce moment. Ne te relâche pas, restes sur tes gardes. Je ne me souviens plus exactement les termes, mais les romains disaient souvent que le trône des capétiens n’était pas loin de la roche de Solutré.
Je souris à son discours, m’abstenant de corriger ses références antiques, mais balayant d’un revers ses réserves injustifiées. Et pourtant…
Pierre-Henri Sapert-Bocoup a été invité à l’université d’été du Medef, fin août. Quelle n’a pas été ma surprise à son retour : il est non seulement tout bronzé, mais me convoque pour me parler d’indicateurs modernes de performance. Lui, qui gère l’entreprise comme un bon vieux père de famille, se reposant sur moi pour une approche moderne de reporting. Je ne m’attendais pas à cela. Est-ce le contact avec ses pairs ? L’influence d’un brillant conférencier capable d’hypnotiser une horde de chefs d’entreprise ? Ou plus simplement, la lecture des Echos de la Tribune qui l’a convaincu ?
– Porting, j’ai beaucoup pensé à vous durant ces trois jours.
La remarque me touche. Une marque d’affection certaine. Une forme de reconnaissance. Je fais partie de la famille à présent. J’en rougis presque.
– Cette session a été particulièrement intéressante. Nous avons beaucoup parlé finances cette année. Après avoir excellé dans l’ingénierie, nous, entrepreneurs français, devons maîtriser les arcanes de l’argent si nous voulons rester compétitifs. Il nous faut savoir attirer les capitaux pour croître et conquérir de nouveaux marchés.
Le discours m’impressionne. Ce n’était pas qu’une simple piqûre de rappel aux dures lois du capitalisme mondial. Mais un véritable endoctrinement. Dans tous les cas, il s’avère gonflé à bloc. Cela fait plaisir à voir. C’est quand même lui qui porte sur ses épaules l’entreprise depuis maintenant plus de vingt ans. Ces universités sont magiques. Elles vous transforment un vieux dirigeant presque gâteux et suffisant en un jeune pur sang fougueux. Un véritable bain de jouvence.
– Porting, vous qui êtes un expert, quel indicateur de performance utiliseriez-vous pour notre entreprise ? Les indicateurs de type ROE, ROCE, ou privilégieriez-vous plutôt l’approche EVA, MVA, ou encore la plus classique EBITDA, IBITDA ?
Après, cette fois, avoir réellement rougi sous le compliment, je blêmis à l’énoncé de la question. Aïe… Je suis mal ! C’est typiquement le genre de situation où l’on ne peut que perdre. Pas de l’argent. Ce serait moins grave. Mais sa réputation !
Et là, tout d’un coup, c’est l’engrenage infernal, le toboggan de la mort, Space Mountain, le Tonnerre de Zeus. On dégringole de deux, voire trois niveaux, dans la pyramide des besoins de Maslow. C’est fou, quand on y pense. Ca tient à peu de choses.
Pour mon interlocuteur, il est évident qu’en tant que Directeur Financier, je connais tous ces concepts par cœur. C’est le B.A.BA de notre profession. La maternelle de la finance ! Certes, j’ai déjà vu tous ces concepts, mais de là à me souvenir, ne serait-ce que des acronymes, autant résoudre la quadrature du cercle en deux secondes. C’est d’ailleurs le temps que j’ai pour lui répondre. Je suis vraiment mal !
Il y a trois scénarios possibles : ou je lui avoue que je ne connais pas ces concepts et là, c’est bon, je passe pour un con. Un vrai. Le con honnête ! Le pire, l’inavouable ! De ce type de cons qui sert à l’étalonnage des gens intelligents ! Et là, ma carrière ressemblera à des toilettes d’autoroute un jour de grands départs.
Ou encore, je souris et lui dis que j’ai déjà entendu parler de ces concepts. Mais là, je suis incapable de répondre à sa question. Dans ce cas, je fais aussi dans le registre du con, mais du con fier de l’être. Ce n’est pas mieux ! Il risque de penser que je lui parle d’égal à égal, et ma carrière aurait également du plomb dans l’aile.
Ou enfin, je montre que je maîtrise parfaitement les concepts et je me lance dans une explication en essayant de l’enfumer. Ce n’est pas honnête, mais c’est la seule option qui me laisse encore quelques espoirs de sursis. Après tout, comme le disait Michel Audiard : ‘‘les cons, cela ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît’’.
Sans l’ombre d’une hésitation, je choisis la troisième option.
– Ces trois familles d’indicateurs d’origine anglo-saxonne, toutes nées à des époques différentes, répondent à des besoins de gestion différents.
En clair, le type de discours à la con, qui ne mange pas de pain, mais qui ne fait guère avancer les choses. Devant l’impatience grandissante de mon patron, j’enchaîne par les seuls sigles dont je connais la signification :
– Le ROE, c’est à dire le ‘‘Return On Equity’’, ainsi que le ROCE, le ‘‘Return On Capital Employed’’, caractérisent…
Soudain, la sonnerie du téléphone portable de Sapert-Bocoup retentit. Comme à mon habitude, je me lève et fais mine de quitter la pièce. Sauvé ! Moi qui n’apprécie pas, outre mesure, ni ces engins, ni ces endroits, je suis prêt à leur dédier un ex-voto du côté de la Bonne Mère. ‘‘Au portable de mon patron, qui m’a sauvé. Eternellement reconnaissant. HH’’.
Hélas ! Sapert-Bocoup, me lance :
– Laissez-moi une seconde. Je viens vous rejoindre dans votre bureau pour continuer notre conversation.
Je n’ai jamais regagné aussi vite mon bureau. Carl Lewis, Lance Armstrong, Michael Schumacher…des amateurs face à Hubert. Je saute sur mon téléphone et appelle mon camarade de classe, Barnabé Scheurel, le Vidal des indicateurs, la bible des sciences économiques. Incollable sur le sujet.
Une sonnerie… Deux sonneries… Trois sonneries…
– Allo, fait une voix au bout du téléphone.
– Ah ! Je suis content de t’entendre Barnabé. Peux-tu me rappeler ce que signifie EBITDA et à quoi ça sert ?
La voix me répond sèchement :
– Je ne suis par Barnabé, mais Alphonse et je t’emmerde. EBITDA toi même, pauvre con !
Il me raccroche au nez violemment. Une erreur ! Vite, mon agenda…Trop tard ! J’entends les pas de Sapert-Bocoup au fond du couloir. Sa démarche est caractéristique. Il s’approche… frappe à ma porte… entre. Nouvel appel sur son portable.
– Euh ! Je suis désolé mon cher Hubert, mais c’était ma femme. Elle est furieuse, j’allais oublier un repas chez les Gygagne-Pasmal, des amis à elle. Et là, c’est un cas de force majeure, classé CMD2M avec une GPP, voir un PI. Nous verrons cela lundi.
J’étais sauvé. J’allais pouvoir réviser tranquillement, comme au bon vieux temps de la fac.
Tout en roulant vers mon domicile, j’essaye d’analyser la dernière phrase de mon patron, sans trouver de solution. Ce n’est qu’en rentrant chez moi que m’est venue la réponse. Dans l’affolement, j’avais oublié que nous allions à l’Opéra avec ma femme. J’ai, en effet, enfin consenti, après un intense lobbying de sa part, il faut le reconnaître, à l’y emmener. Je suis rentré juste à temps.
Moi aussi, j’ai frisé la Crise Majeur Dans Mon Ménage avec une Gueule Pas Possible et un Procès d’Intention.