Une JV, j’y vais pas !

Au dernier comité de direction, Pierre-Henri Sapert-Bocoup a évoqué le rapprochement éventuel avec un partenaire américain. Tous les membres ont été surpris. Personne ne s’attendait à une telle information. De quoi s’agit-il ? De la bouche d’un PDG, rapprochement peut aussi bien signifier : acquisition, vente, fusion ou partenariat. Les conséquences sont bien différentes selon les scénarios. Surtout pour nous, managers d’entreprise. Cela peut passer d’une période intense de suractivité au chômage. L’encadrement est suffisamment aguerri pour le savoir. Dans un tel contexte, chacun ne peut s’empêcher d’envisager le pire.

– Pensez donc, je viens de régler les premières traites de mon nouveau loft de 400m2, s’inquiète Théo Laur.

– Fallait pas te lancer dans un tel investissement, lui lâche mesquin, XML, pourtant lui-même inquiet pour les traites de sa nouvelle voiture, un superbe 4×4 Porsche Cayenne.

Quant à notre DRH, Françoise Plansoc, elle s’est immédiatement imaginée la charge de travail faramineuse qui va s’abattre sur son bureau. Rien que l’idée, la rend nerveuse. Comme beaucoup de ses confrères, elle n’a pas choisi les Relations Humaines pour le travail, mais pour les contacts humains. Se faire plaisir, tout en étant payé. Mais là, la tâche risque d’être des plus désagréables, s’il faut gérer bien des départs et son bureau va vite se transformer en une annexe du Mur des Lamentations.

Nous sommes ainsi tous plongés dans nos pensées, chacun interprétant le pire et surtout jaugeant des conséquences pour sa sphère individuelle.

Heureusement, Pierre-Henri Sapert Bocoup enchaine.

– J’ai rencontré récemment un homme d’affaires américain en voyage en Europe, Monsieur Jay-Lee W.C. Busher, un homme très intéressant, d’une grande intelligence, de qui je me suis tout de suite senti très proche. Nous partageons les mêmes valeurs.

Financières, interprétai-je immédiatement.

– Jay-Lee possède des participations importantes dans une entreprise de la taille équivalente à la nôtre qui non seulement produit mais aussi distribue de nombreuses solutions pour l’industrie automobile américaine. Il réalise aujourd’hui, les deux tiers de son chiffre d’affaires sur l’activité de distribution. En sondant, les acteurs du marché européen, il est tombé sur nous. C’est un concurrent de notre rival Alabama Aygrand. Qu’en pensez-vous ?

Nous nous sommes regardés les uns les autres, sans savoir que répondre. En général dans ce genre de situation, celui qui pose la première question révèle moins son intelligence ou son sens de la répartie, que son profil psychologique. Donc méfiance.

Notre directeur de la recherche et développement, Pierre Emarycuri réussit, pour une fois, à nous sortir de notre embarras : 

– De quelle société s’agit-il au juste ?

Bien vu. Tout bête, mais chapeau ! Il a réussi à éviter le piège, tout en insinuant qu’il connaissait potentiellement l’entreprise. Brillant.

– States Union Car Kit, répond Sapert-Bocoup.

– Quel type de rapprochement, envisagez-vous ?

J’enchaîne au plus vite car maintenant que la glace est brisée, c’est à qui posera LA question pertinente.

– S.U.C.K. peut nous ouvrir le premier marché mondial. Nous pourrons accéder aux fameux «Big 3», General Motors, Ford et Chrysler ! C’est une opportunité fantastique pour Moudelab & Flouze Industries. Aussi j’imagine très bien une JV.

Soupçonnant, l’espace d’un instant, que la moitié de son encadrement éprouve de sérieuses difficultés avec la langue de Shakespeare, il se croit obligé de préciser :  

– Une joint venture… Une co-entreprise si vous préférez.

Les questions s’arrêtent.

Pour conclure, il me nomme en charge de la mission de rapprochement. Je dois passer au crible les finances de la société de ce Jay-Lee W.C. Busher. Face à un tel enthousiasme du PDG, la tâche s’avère des plus délicates. Comment faire autrement que de lui annoncer une bonne nouvelle, lui qui rêve de pénétrer le marché américain ?

Mes investigations ont eu du mal à commencer. J’ai rencontré les plus grandes difficultés à obtenir des informations sur la société, non cotée en bourse. Le dernier bilan datait de deux ans. Rien de publié depuis. Mais lorsque je me suis intéressé au personnage, j’ai retrouvé son nom dans trois sociétés qui ont toutes déposé leurs bilans depuis. Je n’ai pas réussi à savoir si cela s’appliquait à lui directement, aux actionnaires ou à ses partenaires. Dans tous les cas, mon rapport est clair et sans ambiguïté.

– Monsieur le Président, l’entreprise S.UC.K. ne présente aucune garantie sérieuse et fiable. Au contraire, le peu d’informations collectées nous amène à penser que la société est en grandes difficulté. Personnellement, je pense que le rapprochement envisagé est à haut risque pour notre entreprise. Je crains qu’une fois le dos tourné, il nous arrive des surprises inattendues et pas forcément agréables pour tout le monde. De plus, vous avouerez que diriger trois sociétés qui ont déposé leurs bilans, cela signifie soit que l’on est mauvais gestionnaire, soit que l’on fait exprès. En tout cas et pour faire court, et puisque vous me demandez un conseil : votre JV, moi, j’y vais pas !

– Je suis heureux de vos conclusions, mon cher Hubert. Sachez que de mon côté, les relations avec cet individu ont été rompues. Il semble préférer s’associer avec Duraude & Marrage. A l’énoncé de votre rapport, je souhaite bien du plaisir à notre cher concurrent.

Quelques jours plus tard, Oliver Séhiaud me glisse en aparté qu’il a sans doute commis un impair. Il a en effet évoqué le sujet du rapprochement avec quelques confrères, lors d’une réunion d’un club de DSI auquel il participe régulièrement. Il s’est rendu compte à un moment que Lilian-Michel Trojan, le DSI de Duraude & Marrage (aussi désigné par ses pairs sous le diminutif de Limi-T) a tout entendu.

– Rassure-toi, Olivier, comme dirait mon père, ce qui compte ce n’est pas ce que tu as dit, mais ce que les gens en font.

Image par kiquebg de Pixabay