Depuis deux mois, nous avons à notre disposition le tout dernier cri en matière d’informatique ou plutôt en matière de »système d’information financier décisionnel » pour être plus précis, et reprendre les termes d’Olivier Séhiaud issus directement de la brochure commerciale de l’éditeur de logiciels APS (Advanced People Software).
Dernier cri ? Je veux bien le croire. Les quelques heures que j’ai passées avec le commercial d’APS m’ont donné le tournis : des graphiques en couleurs, des quantités de chiffres stockés avec des années d’historique accessibles d’un clic de souris, un tableau de bord tellement paramétrable qu’il faut un outil pour paramétrer le paramétrage et, surtout, des ratios dans tous les sens, croisés les uns avec les autres.
Il est des périodes honnies par tous les directeurs financiers. Celle qui précède la clotûre des comptes, en fait bien évidemment partie. C’est à ce moment-là que notre charge de travail, et celle de nos collaborateurs, est la plus lourde. Un moment difficile à passer comme dans beaucoup de métiers, mais dont nous nous passerions volontiers. Avec le temps, notre contrainte s’est renforcée. Ah ! le bon temps où la clôture des comptes se produisait seulement une fois par an. Puis cela a été au semestre, puis au trimestre, lorsque nous sommes rentrés en bourse. Il ne manque plus qu’une clôture mensuelle (certains y sont déjà) ou, pourquoi pas, hebdomadaire. Evidemment, sans effectifs supplémentaires, ce serait inconvenant. Un jour, il nous faudra, pour satisfaire l’appétit des actionnaires pour le reporting, effectuer une clotûre comptable par jour. Et il y a bien un cabinet de conseil qui inventera ou un législateur quelconque qui imposera une clôture horaire, histoire de vérifier que les performances ne faiblissent pas une seconde. Pauvres entreprises !
Mon père me l’a d’ailleurs prédit :
– Vous verrez, vous, directeurs financiers, vous serez réduits à l’état de presse-boutons avec, en face de vous, des logiciels qui feront le travail à votre place. Non pas le travail répétitif, ça, qu’une machine s’en charge n’est pas pour nous déplaire bien au contraire, mais toute la partie créative de votre fonction…Votre fichue informatique va vous déposséder de votre faculté de créer…C’est bien triste !
– Votre système informatique est intéressant, mon cher Porting, nos performances financières sont correctes, mais, dites-moi, sommes-nous vraiment les meilleurs dans ce domaine ?
Lorsque Sapert-Bocoup associe le »mon cher » au nom de famille de son interlocuteur, c’est qu’il s’aventure sur le terrain de la critique feutrée. En fin diplomate, notre PDG se garde bien de brusquer ses proches collaborateurs, dont je fais partie. Le langage des directions générales, très policé, mérite que l’on lise entre les lignes. Il faut donc entendre : »votre système informatique nous a coûté une fortune, mon cher Porting, mais je n’ai aucune garantie qu’il nous rende meilleur que nos concurrents… et c’est de votre faute ! ». En d’autres termes, pour les mal-comprenants : »vous avez intérêt à benchmarker les performances financières, sinon… ».
Nous sommes juste en début d’année, absorbés par la vérification manuelle des résultats (notre système d’information comporte quelques bogues, »inévitables » d’après Olivier Séhiaud), l’allocation des frais généraux aux filiales (il y avait eu des réclamations que le logiciel ne pouvait traiter), la refacturation des coûts secondaires aux entités métiers, ce n’est pas le moment de se benchmarker ! Je travaille déjà en moyenne deux heures de plus par jour que l’horaire syndical du cadre zélé et je vois poindre à l’horizon une »étude comparative compétitive ». Si les PDG passaient avantage de temps dans la fonction finance, ils verraient que l’exercice n’a rien de facile, à défaut d’être réjouissant.
J’ai dû acquérir une étude proposant une grille de lecture (à 3000 euros tout de même..), commercialisée par le cabinet Meyer Seynou Laymaïer, de réputation mondiale. Pour une fois que mon patron commande une étude ! D’habitude, il n’est pas très chaud pour ce genre de dépense, lui qui dit toujours : »à quoi bon acheter du vent, puisque c’est gratuit ». Trois classeurs, et encore, nous avons acquis l’étude light. Evidemment, il est impossible de s’y retrouver sans ajouter plusieurs journées de consulting-décryptage-synthétique à 2000 euros l’unité. Je m’en doutais mais mes réflexes de bon gestionnaire ont repris le dessus : dépenser tant d’argent pour s’entendre dire que l’on est mauvais (si on dépense tant pour une étude, on le devient fatalement) ou très bon (on doit s’en douter sans étude de ce genre) ou dans la moyenne (on est bien avancé…), non merci.
Evidemment, j’ai cherché les pages traitant de la méthodologie et du périmètre de l’enquête. En vain ! Lorsque j’ai demandé des précisions à Meyer Seynou Laymaïer, ils m’ont annoncé le tarif : prohibitif.
J’ai affronté le comité de direction avec des chiffres approximatifs. Apparemment, cela a correspondu à l’attente de Sapert-Bocoup : être rassuré sur les performances de Moudelab & Flouze Industries. Le reste, il s’en fiche ! Comme la reine dans Blanche-Neige qui consulte son miroir :
– DAF ! Oh mon beau DAF, dis-moi qui est la plus belle entreprise ?
Moi, DAF, je suis le miroir de mon PDG. Le rôle me sied à merveille, tant que personne ne souffle de la buée. Comme dans les contes de fées, tout se termine bien.
Quant aux trois classeurs résumant les données de Meyer Seynou Laymaïer, ils servent à caler ma bibliothèque, dont un pied m’a lâchement abandonnée au bout de cinq ans de bons et loyaux services.
Au moins une œuvre utile !