Nos amis les experts-comptables

– Quelle est la différence entre un comptable et un directeur financier ?

Dans les dîners en ville, cette blague m’est resservie régulièrement. Je suppose que les comptables ont droit au même régime. Si, en plus, ils sont belges ou corses, cela doit être l’enfer pour eux ! Je n’ose même pas imaginer le calvaire que pourrait endurer une DAF blonde !

Oui, je la connais, la différence entre un comptable et un directeur financier : c’est l’équivalent d’un gouffre, que dis-je, d’un abîme, voire d’un méga-trou de météorite… Même mes enfants me serinent cette blague nulle qui ne fait plus rire, sauf peut-être à Sciences-Po.  »Le comptable a la classe (comptable) et le directeur financier a de la classe tout court (version DAF) ».

Lorsque c’est un comptable qui la raconte, c’est évidemment lui qui a la classe, la vraie. Comme le dit souvent mon père, en matière de blague, on est toujours le belge de quelqu’un !

Enfin, bref, c’est une blague nulle, oui nulle c’est bien le terme : moi, j’aime les chiffres. Issu de l’expertise comptable, je devais naturellement embrasser la profession. Mais c’est à croire que le monde a changé. Je ne me reconnais plus dans le jargon de nos amis les comptables.

– Il y a un problème d’imputation dans les comptes de la classe 6, le compte 64xxx a été confondu avec le compte 62xxx entraînant une erreur de huit euros et 97 centimes.

Tout ce que j’exècre : me préoccuper des détails alors que mon job est au-dessus de ces futiles contingences matérielles. Lorsque Jean-Paul Deuxetjenretienun (un basque) le chef comptable, me parle de la sorte, j’ai tendance à arrondir à huit euros et que l’on en parle plus. Mon chef comptable, lui, traque le détail. C’est un vrai spécialiste du compte est bon. Le beagle du centime de différence. Le prédateur de l’erreur maîtrisée. C’est un vicieux, un pervers de la virgule mal placée, du report non reporté, de l’arrondi sauveur qu’il juge malheureusement malencontreux.

J’ai la vision stratégique des grandes masses, les seules qui comptent, lui a la lorgnette des détails souvent sans importance, et il en use.

En plus, il pose des questions toujours synonymes de travail quand on les comprend. D’habitude, il vaut mieux être assisté d’un traducteur. C’est que ça ne parle pas le même langage que nous ces bêtes là.

– Il y a un problème d’imputation dans les comptes de la classe 6. Le compte 64xxx a été confondu avec le compte 62xxx entraînant une erreur de 8 euros et 97 centimes.

Et alors ? Quand on fait plusieurs dizaines de millions d’euros de chiffres d’affaires par an, on ne va quand même pas se laisser emmerder par 9 euros ! Au pire, je les lui offre, moi, les 8 euros et 97 centimes, et de ma poche en plus. Allez, Grand prince, j’arrondis même la somme et lui offre 3 centimes, et on en parle plus. Royal non ?

C’est mal connaître les comptables. Déjà, ils n’acceptent aucune compromission de quelle nature que ce soit. Ils ont la souplesse d’un mur de béton armé. Leur expliquer que 8,97 euros et 9 euros, c’est quasiment la même chose…autant  »pisser dans un violon ». Ils ne comprennent pas. Le règlement, c’est le règlement ! De vrais malades ces gars là ! A partir du moment ou le nombre n’est pas identique, deux chiffres après la virgule, que l’écart soit de 3 centimes ou de 3 millions, c’est pareil pour eux. Il y a un écart. Ouaf ! Les voilà partis, la truffe au vent, le poil hérissé. Et va-z-y que je te creuse, que je renifle, que je gratte… Plus perfectionnistes qu’eux, on meurt ! Et ils n’en démordent pas. L’animal est tenace. Tel un  »Pit Bull », il ne lâchera pas tant que la différence n’est pas expliquée.

En fait toute la différence entre les gestionnaires (dont je revendique l’appartenance) et les comptables se résume en peu de choses. Le comptable est payé pour regarder les chiffres à droite de la virgule, alors que le gestionnaire est payé pour regarder les chiffres à gauche de la virgule ! Le malheur, c’est quand un comptable est promu DAF ou Contrôleur de Gestion. Là, il faut avoir une pensée condescendante et émue pour ses collègues managers. Il va non seulement les emmerder avec les chiffres à gauche mais aussi avec ceux à droite. Malheur à eux si leurs chiffres n’ont pas une précision au micron ! Un vrai cauchemar. Amytiville, l’Exorciste ou massacre à la tronçonneuse, à côté, des bluettes pour jouvencelles en fleur.

Le caractère borné des comptables, je l’ai constaté lors d’un déjeuner avec Deuxetjenreteinun. Car lui, c’est un phénomène. Le maître étalon ! Le Juste des justes. Et bien, pas de chance, il a fallu que cela tombe sur moi.

Nous nous sommes attablés dans un pub qui fait restaurant où j’ai mes habitudes, le  »Gaule qui perd ». Cela fait longtemps que nous n’avons pas pris le temps de discuter tous les deux. Nous sommes sur la même longueur d’onde pour l’affectation des frais généraux aux différentes entités métiers (toutes trop dépensières), pour la limitation des notes de frais (certains ne peuvent s’empêcher d’en faire trop) ou encore pour le contrôle des voyages en first class. Mais lorsque l’addition est arrivée, j’ai su le véritable fossé culturel entre les DAF et les comptables, fussent-ils chefs-comptables.

– Les chiffres après la virgule ne me semblent pas justes, a-t-il commenté.

– On s’en fiche, l’essentiel est de rester dans la norme des notes de frais des déjeuners pour deux personnes.

– Oui, mais les chiffres après la virgule ne sont pas justes et la nouvelle législation sur la TVA dans la restauration n’est pas respectée.

A croire qu’il avait ingurgité une calculatrice en état de marche qui se rappelait régulièrement à son bon souvenir.

– Cela va nous fausser le reporting mensuel. Un centime d’écart et les commissaires aux comptes vont nous tomber dessus.

C’est vrai que nos commissaires aux comptes ne sont pas des tendres (les auditeurs du cabinet Tehk Comte Sonfault ne passent pas pour des enfants de chœur, d’autant que la plupart viennent de feu Andersen). Et je peux garantir que lorsqu’ils passent, notre tranquillité trépasse.

– A combien se monte la différence ?

– A environ trois centimes d’euros, d’après mes calculs de tête.

Je dépose les trois centimes sur la table. Jean-Paul Deuxetjenretienun me regarde avec l’air aussi surpris d’un extra-terrestre qui aurait atterri pour la première fois sur terre en marchant dans une bouse de vache.

– Mais… ?

– Le reporting sera juste, assurai-je, en poussant les trois pièces de un centime vers mon interlocuteur.

– Henri, vous ne comprenez pas…

Eh, non ! Je ne comprends pas ! Je ne comprendrais d’ailleurs jamais. Malgré nos racines communes, nos deux populatiouns ne parlent toujours pas le même langage. Notre problème, à nous gestionnaires, est là : nous avons besoin des deux populations. Je dois être polyglotte et, surtout, très attentionné.

C’est que nos amis les bêtes, pardon nos amis les experts-compables, sont des êtres fragiles…Il ne faut qu’ils gardent toujours la truffe froide !