– Depuis combien de temps êtes-vous parmi nous ?
Je déteste ce genre de question. D’expérience, cela signifie que l’on veut vous pousser vers la sortie. Je place cette question sur le même plan que le traditionnel »je vous renouvelle ma confiance », prélude à un départ plus ou moins précipité, en fonction du degré de confiance que l’on vous accorde : plus il est appuyé, plus votre préavis sera limité dans le temps. Si votre patron vous renouvelle sa confiance »vraiment toute sa confiance », vous pouvez déjà commencer à ranger vos affaires personnelles. S’il vous fait par de son amitié, vous aurez le temps d’effectuer votre préavis et de faire un pot de départ.
– Depuis combien de temps ? Eh bien, cinq ans, monsieur le Président.
Pierre-Henri Sapert-Bocoup hoche la tête, comme s’il jaugeait le niveau de mes indemnités de licenciement.
– Vous vous plaisez parmi nous, au siège social ?
– Oui ! Ai-je répondu sans hésiter.
– Je voudrais vous proposer quelque chose, mon cher Hubert…
On y est. Mon billet de sortie, aller simple, sans retour, bien sûr.
– …un poste à la hauteur de vos ambitions,…
Et en plus, il se fiche de moi, qui vais connaître les âffres de l’ANPE (Agence pour les Nouveaux Potentiels Ecartés).
– …de vos grandes ambitions !
C’en est trop ! Je vais tourner les talons, ce qui, je le reconnais, ne se fait pas lorsque l’on est dans le bureau du président de l’entreprise qui vous emploie.
– Je vous propose un poste de direction, mon cher Hubert. Notre usine de La Flotte-Sébon a besoin d’une reprise en main. Le directeur a démissionné, vous ne le savez pas, personne ne le sait, mais la situation est difficile.
– Pourquoi moi ? T. Laur me paraît plus à même de…
Pierre-Henri Sapert-Bocoup balaie l’air avec sa main, manière de dire que le patron de la production industrielle T.Laur n’est pas à la hauteur.
– Il a trop de choses à faire pour être sur le terrain, se contente-t-il de justifier.
Tandis que moi, je ne fiche rien, je me tourne les pouces ? Le Président m’étonnera toujours par ses idées reçues sur ses collaborateurs. Il suffit que l’un d’entre eux se rapproche de lui pour qu’il en épouse les opinions. »Je travaille trop, les autres ne fichent rien » constitue un grand classique du léchage de bottes des directions générales. Mon père m’avait prévenu :
– Tu verras, mon fils, tu en rencontreras beaucoup de ces arrivistes, qui ont connu des progressions de carrières fulgurantes sur de simples présomptions de compétences, bien emballées dans un package clinquant et clignotant qui hypnotise les DG.
Je ne fonctionne pas comme cela et j’ai donc accepté d’occuper le poste proposé. A une condition, que ce soit temporaire, le temps de trouver un successeur à Oscar Tilage, le directeur de l’usine de La Flotte Sébon et que je retrouve ma fonction à mon retour. Mes proches collaborateurs assureront mon propre intérim, en relation directe avec moi. Mais la situation ne pourra pas durer très longtemps. Six mois maximum…
– Vous considérez vous comme un missionnaire ou comme un mercenaire dans le groupe ?
– Les deux, monsieur le Président.
Bonne réponse ? Peut-être pas mais, de toute façon, l’une comme l’autre est synonyme d’emmerdements à répétition. Quelle que soit la réponse, j’ai droit à ma mission en terre industrielle.
L’usine de La Flotte-Sébon a mauvaise réputation. Plusieurs directeurs ont été épuisés par la pression qui s’exerce au quotidien : pression sur les cadences de production, pression du fait de la culture ouvrière, à cent lieues de celle du siège social, pression enfin, de la part des sous-traitants, prompts à se rebeller dès que l’on exige plus ou mieux ou les deux.
Tout cela, je le sais, mais, mercenaire ou missionnaire, le challenge n’est, à la réflexion, pas pour me déplaire.
Le choc culturel m’est arrivé dans la figure dès le premier jour. J’ai rejoint notre unité de production numéro un, un vendredi, je m’en souviens comme si c’était hier. Je me présente à Etienne Le Bomboue, qui assurait l’interim depuis le départ d’Ocar Tilage.
– Je suis le nouveau directeur.
– Ah ! C’est vous, me répond-t-il sur un ton glacial.
Je n’attendais certes pas à un accueil en fanfare, mais un minimum de considérations aurait-été le bienvenu. Heureusement, je me suis remémorré ce qu’un jour m’a conseillé mon père :
– Tu verras, mon fils, dans le cadre professionnel, que ce soit en réunion ou ailleurs, si quelqu’un t’agresse verbalement, te snobe ou si tu perçois une rétissence à ton égard, ne t’emporte pas. Cherches la raison qui pousse ton interlocuteur à agir ainsi.
Dans doute, Etienne Le Bomboue espérait-il une promotion. L’arrivée d’un responsable du siège ne l’arrange pas. Et faute de tenir le bon bout, il va lui falloir faire contre mauvaise fortune, bonne figure.
Mon premier jour à l’usine s’est plutôt mal passé. Pour la visite réglementaire des locaux et la présentation aux équipes, il m’a fallu enfiler un casque sur ma tête, question de sécurité, ainsi qu’une combinaison, pour les parties les plus délicates de la ligne de fabrication. Cela me change de mon costume trois-pièces qui n’a rien d’un col bleu !
Au final, j’ai tenu moins de deux mois. Passons sur les conditions de logement, plutôt rudimentaire, mais La Flotte Sébon n’est pas connue comme un lieu privilégié de villégiature. C’est une de ces villes qu’XML définirait, dans ce langage châtié qui lui est propre, comme un »trou du cul du monde ». Et pour une fois, je l’avoue, j’aurais tendance à être de son avis, car l’hôtel de la Mère Serry et du Père Septeur réunis, qui m’a hébergé durant cette période, est un mixte entre un dortoir de caserne et la salle d’attente d’une gare de banlieue. Mais la lecture des énormes classeurs de procédures industrielles qu’il me fallait connaître sous peine de passer pour un ignare incorrigible, et surtout les insipides conversations de café du commerce à longueur de journée dans l’usine, la cafétéria et la cantine ont eu raison de mes bonnes intentions.
Quoique, maintenant, je me demande si ce qui a été le plus insupportable, n’a pas été l’éloignement de mon bureau douillet, calme et spacieux. Désormais, je peux le dire : Opérationnel, j’ai essayé, et bien je ne peux pas !
Plus jamais ça !