Nous, les directeurs financiers de groupes cotés en bourse, connaissons bien les Mister Pigeons (ou les monsieurs Pidgeons, en anglais). Et pour cause, nous les côtoyons lors de nos assemblées générales d’actionnaires. Les Mister Pigeons ? C’est le surnom que la communauté financière donne à ceux qui ont vocation de se faire plumer à la première occasion, autrement dit, à se faire délester d’une partie, voire de la totalité, de leurs économies avec un mécanisme fabuleux et sournois, la Bourse. Ce sont les rois de l’Eurotunnel, les empereurs de France Telecom. Le pire, c’est que l’on trouve toujours des volontaires pour monter au combat. Direct en première ligne. Sus à l’ennemi et pas de quartier.
Le général De Gaulle disait que la bourse est l’endroit où les riches se volent entre eux. J’apporterai une petite nuance à cette opinion en citant cette remarque paternelle :
– La Bourse est l’endroit où les riches volent les moins riches, voire les plus pauvres s’ils s’y aventurent, même accompagnés. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, la Bourse n’est plus un simple marché où l’on négocie des parts du capital d’une entreprise. Cela, c’était au début ! Aujourd’hui, la Bourse est devenue un monde hostile pour qui n’en maîtrise pas les arcanes. On peut par exemple acquérir des options d’achat ou de vente à un certain prix et à une certaine date, les fameux warrants. Avec des effets de leviers phénoménaux ! La mise est multipliée, si le bon choix est effectué. Sinon, c’est vite la ruine. Qui n’a pas visité une salle de marchés surchauffée, peuplée de riches et jeunes traders, ne peut pas comprendre… Cela n’a rien d’un casino.
Les directeurs financiers aiment les Mister Pigeons, pour deux raisons. La première est qu’ils se comportent comme un troupeau de moutons : impulsez un mouvement sur le cours d’une action, et vous les verrez suivre, se ruant sur le moindre potin trafiqué glané sur un site web de conseils boursiers. Notre rôle, je ne vous le cache pas, est de les entraîner vers des achats massifs de nos titres ou, au moins, de les empêcher de vendre tous en même temps.
La seconde raison qui dope notre affection à leur égard est qu’ils ne sont pas rancuniers, pour la plupart : plumez-les et ils en redemandent pour peu que vous les rassurez avec talent. Il y a un côté masochiste chez eux qui m’échappe totalement, mais puisqu’ils aiment cela, on ne peut que tout faire pour les combler.
Lorsque notre cours boursier progresse, tout le monde est content, la direction générale, les actionnaires bien sûr, mais aussi les banquiers et les salariés. Mon rôle est de faire rentrer l’argent dans les caisses de l’entreprise et de l’empêcher de sortir pour de mauvaises raisons. La bourse est un moyen commode, car elle ramène indirectement des clients et la bonne humeur des banquiers. Mais il en est un autre que j’affectionne, les placements à court terme pour la trésorerie. Il m’est arrivé, par le passé, de gagner beaucoup en intérêts… et tout autant de gratitude de la part de Sapert-Bocoup.
Aussi lorsqu’un de mes amis d’enfance, James Léthune, banquier d’affaires de son état, que j’avais perdu de vue depuis quelques années, vient me proposer un moyen d’engranger encore plus de produits financiers sur la trésorerie, je l’écoute avec bienveillance. Lorsque je l’ai revu, il est arrivé au volant d’un coupé Mercédès SLK. Impeccablement bronzé, il va de soi.
– Je reviens d’une semaine à la Barbade, j’avais besoin de décompresser, tu sais ce que c’est, la pression….
– Je sais.
Il m’explique alors ce que j’ai déjà entendu cent fois de la part de tous les banquiers qui nous démarchent pour nous vendre leurs services.
– Combien ?
Je lui fais répéter deux fois le taux de rendement qu’il m’indique. Du 13,5% net sur l’année ! Personne ne m’a jamais proposé autant pour placer à court terme la trésorerie de Moudelab & Flouze.
– Par quel moyen réussis-tu à générer un tel rendement ?
Question classique, à laquelle il me donne une réponse claire. Il a développé une méthode pour optimiser les variations des taux de change.
– Tout le monde fait cela, n’importe quelle banque de détail a des produits d’optimisation de trésorerie.
– Oui, mais le rendement n’est jamais optimum parce qu’elles jouent toutes avec les mêmes devises : le dollar, le yen, le franc suisse ou la livre.
Lui, il avait développé un logiciel qui utilisait toutes les monnaies disponibles pour peu qu’elles soient convertibles avec l’euro ou le dollar.
– Avec des devises sous cotées ou peu connues, l’effet de levier est extraordinaire. On peut faire bien mieux que du 13,5% mais, c’est garanti et on ne prend aucun risque. Et s’il y a du bonus, on le distribue. Cela aussi, c’est garanti…
J’ai fait mes calculs. Placer la trésorerie du groupe à un tel taux de rendement rapporterait plusieurs millions d’euros par an. Nous avons donc fait affaire.
L’argent que j’ai confié à son fonds d’investissement n’a jamais rapporté qu’un modeste 2,23% en rythme annuel, moins que le livret d’Epargne à la caisse Tic et Tac. Et mon ami d’enfance n’a jamais répondu à mes messages téléphoniques.
J’avais oublié l’adage de mon père, qui dit : »lorsque la rentabilité d’un placement est trop belle pour être vraie, elle l’est ». Moi Henri Porting en entendant »et s’il y a du bonus, on le distribue. Ca aussi, c’est garanti » je m’étais laissé prendre. Et demain, on rase gratis, aussi ! Non ? Mais quel con ! J’étais devenu moi-même un mister Pigeon.
Et il va me falloir dissimuler ce manque à gagner au Président. Heureusement qu’en accord avec les principes que mon père m’a inculqué, je n’ai pas mis toutes mes œufs dans le même panier.