Pour l’amour du risque

– Moi, sur un siège éjectable ? Mais je le sais parfaitement !

Le confrère DAF, qui exerce dans une grande entreprise de services et que je rencontre au Congrès  »Finance & performances à l’horizon 2020 », semble étonné. Car Jean Valiou-Haded n’a pas compris que nous ne parlons pas de la même chose. Il faut dire que son patron, un américain du nom de John Atanhart, lui met réellement la pression, en attendant d’actionner le siège éjectable lorsqu’il sera usé. Ma conception du siège éjectable est qu’à tout moment le PDG de l’entreprise peut me débarquer et m’obliger à quitter l’entreprise dans l’heure qui suit, si ca l’amuse et quelle qu’en soit la raison. C’est la règle du jeu des cadres dirigeants dont nous faisons partie.

La conception du siège éjectable de la part de mon interlocuteur est beaucoup plus large et pragmatique : elle est liée à une mauvaise gestion des risques. Il imagine sans cesse les pires scénarios et inonde sa direction générale de mémos pour le moins pessimistes où tous se retrouvent sous les verrous pour avoir négligé de nouvelles dispositions réglementaires.

– Les risques sociaux, la traçabilité des flux financiers, les normes IAS/IFRS, le risk management opérationnel, la loi de sécurité financière, et je ne te parle pas de Sarbanes Oxley. Moi, je ne m’en sors pas. Mon patron ne veut pas entendre parler de ces nouvelles contraintes. Il m’enjoint de me débrouiller sans ressources supplémentaires. J’ai pourtant besoin de recruter un juriste pointu pour traiter ces problématiques qui vont impacter notre système financier et il me semble que….

Mon interlocuteur est un bavard incorrigible. Je plains les analystes et les agences de notation financière qui viennent l’interviewer.

– Tu te rends compte ? IAS 14, pour les informations sectorielles, va m’obliger à combiner les analyses selon les axes « activité » et la zone géographique, tandis que les IAS 1 et 7 m’obligent à intégrer les flux pour produire nativement l’analyse de la variation des capitaux propres…

– Je…

Comme le dit mon père :

– La plaie avec les bavards, c’est qu’on arrive jamais à en placer une.

Il sait de quoi il parle, ce parleur invétéré !

– Si je ne parviens à mettre sur pied une organisation cohérente, je prends la porte. Et le tableau de trésorerie synthétique avec le référentiel unique de données, comment fais-tu, chez Moudelab ?

Jean Valiou-Haded est certes sympathique, plein de bonne volonté, mais il commence à m’ennuyer sérieusement avec ses considérations législativo-juridico-métaphysiques. Si je suis venu participer au congrès  »Finance & performances à l’horizon 2030 », c’est précisément pour réduire mon champ de risques. Je suis bien conscient que l’épée de Damoclès qui menace au dessus de nos têtes s’est considérablement alourdie ces derniers temps. Il a raison, entre les nouvelles normes comptables IAS, les élucubrations du duo de comiques Sarbanes et Oxley outre-Atlantique et tout ce que l’on doit faire pour être  »compliant », comme dirait mon commissaire aux comptes qui baigne au quotidien dans la culture comptable anglo-saxonne, on se demande comment nous allons nous en sortir.

Mais, intarrissable, Jean Valiou-Haded n’en a pas fini.

– Pour assurer la traçabilité des documents et des flux de données, je vais opter pour des espaces de travail collaboratifs avec des mesures de sécurité et un mécanisme de détermination de valeur probante adapté à nos procédures de gestion, avec des fonctions d’authentification et de rapprochement des données. Comme, ça, je serais tranquille. Qu’en penses-tu ?

– Eh bien que, intrinsèquement, la matérialité de la « fair market value » n’est plus à démontrer et, de fait, le Trade Finance du reporting des entités opérationnelles réconcilie les différentes dispositions réglementaires et plaide donc en faveur d’un besoin en fonds de roulement immobilisé.

– Tu es sérieux ?

Le regard ahuri qu’il me jette me laisse à penser qu’il hésite entre une crise soudaine de folie et un profond foutage de gueule. Ce genre de réponse alambiquée est, en effet, bonne pour montrer à une direction générale ou à un manager fonctionnel qui est, en dernier ressort, le spécialiste de la finance, donc le détenteur d’un vrai pouvoir. Et qu’il convient de s’en souvenir. Les informaticiens utilisent à merveille cette réthorique du langage complexe pour montrer leur supériorité technologique. Pourquoi n’en ferions pas autant pour les finances, ô combien plus importantes que la technologie pour assurer la pérennité de nos entreprises.

– Non, je plaisante.

Il sourit et reprend :

– Sérieusement, tu en penses quoi, de mon espace collaboratif ?

– C’est une excellente idée, surtout si tu l’intègres à fond dans l’intranet avec des interfaces vers les fournisseurs, ta traçabilité n’en sera que plus complète.

– Merci, vieux, c’est ce que je vais faire. Je serais encore plus tranquille !

Lorsqu’il s’éloigne, satisfait d’avoir bénéficé d’un conseil prodigué par l’un de ses pairs, il ne m’entend pas grommeler :

– Si tu n’es pas viré d’ici là pour avoir cassé les pieds de ton DG avec des scénarios catastrophes…ou des discours à rallonge avec pour l’interlocuteur placement impossible d’un quelconque commentaire.

Décidément, qu’est ce que c’est fatigant ces congrès !

Image par Oleg Gamulinskiy de Pixabay