Propos recueillis par Bernard Madov
Laberration a pu recueillir, non sans mal, une interview exclusive d’Olivier Séhiaud, DSI du groupe industriel Moudelab & Flouze Industries. Qui, apparemment, ne porte pas les DAF en haute estime…
ITBR Olivier Séhiaud, vous êtes DSI, mais vous écrivez (dans la revue Best Practices Systèmes d’Information) sous un pseudonyme. Pourquoi ?
Olivier Séhiaud Je suis effectivement directeur des systèmes d’information dans une grande entreprise industrielle, Moudelab & Flouze Industries. Et si j’écris, depuis maintenant presque dix ans, sur notre quotidien de DSI, en utilisant un pseudonyme, c’est pour une raison très simple : si mes collègues et ma direction générale identifient qui je suis, je suis viré sur le champ (d’honneur, quand même) ! Et pour l’heure, je n’y tiens pas trop… Vos lecteurs, qui s’y connaissent en finance, savent bien que lorsque l’on est habitué à un certain train de vie, c’est difficile de revenir en arrière. Même si les DSI sont moins bien payés que les DAF…
ITBR C’est normal, les DAF ne sont-ils pas les managers les plus importants dans une entreprise ?
Olivier Séhiaud Vous plaisantez, j’espère… ! Le manager le plus important dans l’entreprise, c’est bien évidemment le DSI. Plus rien ne peut se faire sans un système d’information. Même les tableurs, outils fétiches des responsables financiers, paraît-il : pour s’en servir, il faut un système d’information. Et vous avez entendu parler de l’entreprise numérique ? C’est notre terrain privilégié de conquête du pouvoir dans les organisations : les DSI sont tellement malins qu’ils mettent de l’informatique et du numérique partout pour rendre dépendantes toutes les directions métiers, avec la complicité des fournisseurs.
Nous avons donc rendu les utilisateurs complètement accros aux systèmes d’information : vous avez déjà essayé de retirer sa tablette à votre DG ? Son CRM multicanal à votre marketeur ? Son tableau Excel ou son logiciel de dématérialisation de factures à votre comptable ? Son SIRH à votre DRH ? Bon courage, car c’est beaucoup plus facile de les convaincre de migrer vers les versions plus modernes, en leur taxant un budget supplémentaire, cela va de soi…
Aucun autre manager dans l’entreprise ne peut faire la même chose. Les DRH ? Une fois que tout le monde sera recruté, formé et licencié, leur job devient de la routine. Un bon logiciel SIRH (géré par la DSI bien sûr…) et les DRH peuvent retourner à la pêche… Dans la « Radioscopie des DRH » publiée par Cegos en 2012, les DRH se disent « frustrés de ne pouvoir agir sur le plan humain autant qu’ils le souhaiteraient, réclament plus de simplicité et de marge de manœuvre, et vivent sous pression ». Bonjour l’ambiance à l’étage de la DRH…
Les marketeurs ? Si c’est pour inventer des initiatives décalées dont tout le monde se fiche, une agence de pub peut faire l’affaire, ils ont plein de stagiaires créatifs qui en veulent ! Et question idées vaseuses, ils s’y connaissent… Les patrons de la logistique ? C’est vrai, cette fonction est importante dans une entreprise. D’ailleurs, chez nous, son patron a été viré et j’ai récupéré son périmètre de responsabilités. C’est logique puisque l’on a mis de l’informatique dans toute la chaîne logistique ! Et il faut dire que notre (ex) directeur logistique commençait à me faire de l’ombre avec sa « logistique stratégique innovante alignée sur les objectifs business par une gouvernance multitransversale à effet rétroéclairé sur les décisions du Codir ».
Les DAF ? J’ai lu dans une étude du cabinet de recrutement Michael Page que le DAF français « se perçoit avant tout comme un développeur (42 %), alors que ses homologues dans le reste du monde se projettent plus en leaders, notamment en Amérique du Nord ». Je n’invente rien… Et, dans la même étude de Michael Page, le DAF français déclare devoir progresser en premier lieu dans le domaine de la communication (26 %) et du management stratégique (24 %). Bon, nous, les DSI, ça fait longtemps que l’on a progressé dans ces deux domaines. On est même au top !
Et dans une étude publiée par CSC, on lit que 72 % des directeurs financiers donnent la priorité à la gestion du « cash ». Bien sûr, c’est une noble mission que de se préoccuper de la gestion du tiroir-caisse. Mais, avouez que, dans les dîners en ville, lorsque nous, DSI, nous pouvons nous targuer d’être les piliers de l’entreprise numérique, ça en jette plus que « gestionnaire de cash… ». Et je ne vous parle pas de notre avantage question drague. Le pauvre « gestionnaire de cash » donne plus envie d’aller se resservir au bar pour noyer son chagrin d’avoir tiré le mauvais numéro. Tandis que le « manager de l’entreprise numérique » (ça en jette…) donne envie d’en savoir plus… et encore plus si affinités !
ITBR Vous ne poussez pas un peu loin la caricature ?
Olivier Séhiaud Certes, je le reconnais, il y a beaucoup de lourdeaux parmi les DSI, tout comme il y a de nombreux visionnaires et managers d’exception parmi nos collègues des directions métiers, y compris chez les DAF.
ITBR Mais les DAF peuvent quand même se passer des DSI et acheter eux-mêmes un logiciel, surtout en mode SaaS, et l’utiliser sans passer par les fourches caudines de la DSI…
Olivier Séhiaud Oui, sûrement et ils ne s’en privent pas ! Il faut dire que les éditeurs de logiciels ne se privent pas non plus d’aller les démarcher directement en leur faisant miroiter tout ce qu’ils pourront faire d’un simple clic. J’ai lu dans une étude Gartner (j’ai mes références littéraires…) que, depuis 2010, quatre DAF sur dix ont augmenté leur pouvoir dans les processus de décision concernant les technologies de l’information.
Mais lorsqu’il faudra intégrer les données dans un ERP ou se connecter aux parties prenantes de son écosystème, ça sera une autre paire de manches ! Qui a la vision globale sur toutes les facettes de l’entreprise étendue, et sur tous ses métiers à la fois ? Le DSI, bien sûr… Il faut que nos collègues des métiers intègrent une donnée fondamentale, les DSI sont résolument 3.0 : trois pour eux, zéro pour les autres… Et nous gagnons toujours, selon le principe bien connu par tous les DSI, issu des réflexions du philosophe chinois San Tsu Tsou (5 000 ans avant l’invention de l’ERP) : « Pile je gagne, face tu perds. »
ITBR Vous vous entendez bien avec votre DAF ?
Olivier Séhiaud Bien sûr, c’est même un ami très proche. Je l’emmène toujours dans les dîners en ville. évidemment, c’est toujours moi qui repars en galante compagnie. Oops… Désolé, voilà que je reviens sur le terrain de la critique : je ne peux pas m’en empêcher…