Comme tous les ans, passé le mois de septembre et le redémarrage en douceur après la période estivale, le mois d’octobre génère, dans toute notre entreprise, un véritable sentiment de fébrilité, voire de stress, pour tous les managers.
C’est en effet le début du marathon budgétaire qui aboutira au verdict final : l’allocation des ressources financières pour chaque direction métier et, cela va de soi, pour les fonctions support comme la DSI.
Tout le monde redoute les arbitrages, effectués on ne sait pas trop comment par la direction générale, en l’occurrence Pierre-Henri Sapert-Bocoup, notre vénéré PDG. On se doute bien que c’est le résultat, en grande partie, de négociations secrètes, de luttes de pouvoirs occultes, de coups fourrés plus ou moins tordus, voire de l’application du célèbre pifomètre budgétaire à géométrie variable… Mais cette année, le rituel a été modifié. Il faut, paraît-il, faciliter la concertation et la collaboration entre les différents managers, nous a-t-on expliqué. Pourquoi pas… Une grande réunion a donc été organisée. Au soleil ? Non, pas vraiment, ce n’est pas le genre d’une grande entreprise industrielle comme la nôtre. Nous nous sommes donc réunis dans un endroit absolument pas paradisiaque : une salle au second sous-sol d’un hôtel décati qui présentait le seul intérêt d’être situé près de notre usine de Vatexibé-sur-Seine. Et d’être pas cher…
Tout le comité de direction était donc au rendez-vous : outre votre serviteur, notre PDG, notre DAF (Edgar Tadukash) et les incontournables patrons des ressources humaines, du marketing et de la logistique, nous avons fait connaissance d’un nouveau : Takos Killeur, l’ancien patron de notre filiale grecque (qui a fermé avant l’été). Accompagné de deux consultants des célèbres cabinets F. & Delevier, et Private & Quity.
Notre PDG a pris la parole : « J’ai lu dans le dernier numéro de McKinsey Quarterly Review une citation de Tom Peters, l’un des gourous du management, qui dit : La seule chose qui ne ment jamais sur Terre, c’est notre calendrier. Il n’y a rien de plus important que le management du temps. »
Silence dans la salle… Comme on s’y attendait, il a insisté sur la date fatidique de la clôture du trimestre. Un mois avant, il devient fébrile, craignant que nos objectifs ne soient pas remplis. Ils le sont bien sûr, mais, cette fois, il semble que la crise économique ait plombé les comptes. Et là, notre vénéré PDG paraît beaucoup plus nerveux qu’à l’accoutumée.
« Comme vous le savez, notre groupe connaît des difficultés et il convient de mieux prendre en compte la notion de temps. Autrement dit, raisonner encore plus avec des échéances trimestrielles et arrêter de concocter des plans sur la comète. Les experts de F. & Delevier et de Private & Quity vous aideront à faire le ménage dans tous vos projets. »
Je comprends maintenant pourquoi notre responsable du développement durable, Sostène Hability, a quitté le groupe il y a un mois, ainsi que son adjointe, Maïta Rincéjusqualauss. Leurs postes ne servaient plus à rien. Un simple coup d’œil à mes collègues des métiers a suffi pour observer qu’ils venaient de faire une croix sur les projets qui prendront plus d’un trimestre à se matérialiser.
Ouf ! Je vais échapper aux délires du patron de la logistique qui veut connecter tous les objets, y compris les agrafeuses de ses assistantes (c’est, paraît-il, l’ustensile que l’on perd le plus dans les bureaux…). Je vais échapper également aux élucubrations de notre directeur marketing avec ses histoires de Big Data qui, si on le laisse faire, exigera de stocker sous forme numérique toutes les informations que nous traitons, y compris les invitations aux pots de départ ou les annonces par e-mail « copie à tout le monde » qu’un abruti a encore laissé les phares de son véhicule allumés au quatrième sous-sol de notre parking. Je vais aussi échapper aux égarements de notre DRH qui, sous prétexte de gérer les talents, veut connecter son SIRH à tous les réseaux sociaux imaginables. Tous ces beaux projets vont encore rester quelques temps dans les cartons. Pilonné par l’empire du quarter… ! Je vais finir par apprécier nos actionnaires qui me donnent des arguments pour torpiller les projets trop complexes à mener…