Déjeuner de cons

Ce déjeuner devait rester secret… Comme tous les déjeuners qui rassemblent des conspirateurs ! Le problème, avec nos managers, c’est qu’ils ne sont pas toujours assez malins pour se souvenir qu’un déjeuner secret ne doit en principe pas avoir lieu dans un restaurant.

Dans une salle de réunion discrète, avec un four à micro-ondes, quelques plats surgelés et une bonne bouteille de vin achetée en hypermarché, un déjeuner peut rester secret.

Le déjeuner dont il est question a eu lieu à deux pas de nos bureaux, dans un grand restaurant parisien quintuplement étoilé tellement c’est raffiné : « Le Doyen-des-vieux-vétérans ». On y retrouve le Tout-Paris. Ce jour-là, notre vénéré PDG, Pierre-Henri Sapert-Bocoup, a déjeuné avec le patron de la filiale française d’un grand éditeur de logiciels. Un troisième homme était également présent, Jean-François Fillet-Jouyon, un banquier d’affaires douteuses, un ami commun. Ce déjeuner n’aurait rien eu d’extraordinaire s’il n’avait été question de la DSI. Et de votre serviteur en particulier. Vous me connaissez, je ne fais rien comme tout le monde et, à force, certains, chez Moudelab & Flouze Industrie, s’en sont offusqués, avec le temps.

Hélas pour eux, la teneur de ce déjeuner m’a été rapportée. Car les propos de notre PDG et de ses hôtes ont été enregistrés par leurs voisins de table, deux DSI que je connais, qui les avaient reconnus et savent faire fonctionner la touche « record » de leur smartphone. Que se sont-ils dit ?

– Nous sommes actuellement en négociation avec votre DSI, qui, je dois le dire, nous donne du fil à retordre, expliqua le patron de l’éditeur de logiciels. Il refuse notre contrat-type, pinaille sur les CV de nos consultants avant-vente, estime que notre niveau de maintenance à 32 % par an est trop élevé, épluche nos conditions générales de vente et refuse par avance de payer un seul euro de pénalités si, à l’avenir, des licences sont utilisées alors qu’elles ne sont pas incluses dans le contrat…

– C’est bien embêtant… a reconnu notre PDG.

On ne sait d’ailleurs pas s’il considérait que c’était bien embêtant pour l’éditeur, pour moi ou pour lui, qui déteste trancher pour prendre des décisions. C’est de notoriété publique dans notre groupe. Même pour un simple café, il hésite systématiquement entre sucre-sans sucre/long-court-avec ou sans touillette, ce qui énerve son assistante pourtant patiente…

– Et, en plus, votre DSI a un sale caractère. Je me suis laissé dire aussi qu’il écrit sous un pseudonyme dans une feuille de chou sur les systèmes d’information ! Vous ne pouvez franchement pas lui faire confiance…

– Et que voulez-vous que je fasse ? s’enquérit notre PDG.

– Que vous accélériez la signature du contrat pour le renouvellement des licences de bases de données et de l’ERP, et que vous le rappeliez à l’ordre. Nous sommes leader sur le marché et n’accepterons jamais d’être traités comme les autres fournisseurs. Si vous ne tapez pas assez vite, vous ne pourrez plus le contrôler…

– Je vais voir ce que je peux faire, mais, bien sûr, cette conversation n’a jamais eu lieu.

Comme ces propos m’avaient été rapportés, j’ai attendu que notre PDG se manifeste. Ce qu’il n’a pas manqué de faire deux jours plus tard.

– Où en est-on avec le projet d’implémentation de l’ERP pour toutes nos usines ? demanda-t-il, sans lever des yeux de son bureau, occupé depuis un quart d’heure à choisir la couleur de sa touillette pour sa tasse de café.

– Eh bien, je pressens que l’éditeur pressenti qui pressent emporter le contrat va nous arnaquer en beauté. C’est d’ailleurs un habitué, d’après mes collègues DSI.

– Il nous faut accélérer pour tenir les délais. Et puis cet éditeur n’est pas pire que les autres.

– Celui-là, si… C’est de notoriété publique dans notre communauté. Je suis au courant pour votre déjeuner avec cet éditeur. Et de tout ce qui s’est dit.

Et de lui expliquer l’essentiel…

– Oui, ce déjeuner a bien eu lieu, mais je démens formellement les propos qui pourraient m’être attribués. Vous savez bien que je vous soutiens !

– Ne vous inquiétez pas, moi aussi je vous soutiendrai lorsque nos actionnaires apprendront que notre projet ERP aura coûté deux fois plus cher que chez nos concurrents.

Depuis, je ne l’ai plus entendu aborder le sujet…