Lors du dernier comité de direction, le sujet du Big Data a été abordé. Ce n’était initialement pas prévu dans l’ordre du jour. Mais il a suffi que notre vénéré PDG, Pierre-Henri Sapert-Bocoup, lise le matin même un article sur ce sujet dans son magazine favori (Challenges pour trouver des Échos dans La Tribune, un bimensuel pour DG éclairés à la bougie).
– On fait quoi en matière de Big Data truc ? J’ai lu que toutes les grandes entreprises s’y mettent !
– Nous disposons de multiples données mais c’est vrai qu’elles sont sous-exploitées, lui indiquai-je.
Le tour de table a confirmé que la matière première est gigantesque. Entre les données sur les clients, sur les produits, les collaborateurs, celles que l’on récolte auprès du service après-vente et sur les réseaux sociaux, celles issues de toutes nos transactions et de nos stocks, on a de quoi faire. Bien sûr, chaque métier a son idée sur la question et en a exposé les grandes lignes lors de ce comité de direction.
J’ai eu envie de résumer les débats en expliquant que le Big Data, c’est vraiment de la D.A.U.B.E (Données Analytiques Utiles aux Besoins de l’Entreprise). Mais je me serais fait encore remarquer pour mauvais esprit.
– Et si on recrutait un spécialiste pour y voir plus clair ?
Je ne sais plus qui a formulé cette suggestion, mais tout le monde a plébiscité cette idée.
– J’ai reçu quelques CV de Data Scientists, ça pourrait faire l’affaire, précise la DRH.
– Séhiaud, vous vous en occupez, c’est préférable que ce poste soit supervisé par la DSI, tranche notre PDG.
Je me suis donc attelé à la tâche. Notre DRH m’avait transmis les CV de ceux qu’elle considérait comme des surdoués des chiffres, avec des parcours en béton. Mon choix s’est porté sur un jeune plein d’enthousiasme. Il faut dire qu’avec son diplôme en « analyse prédictive appliquée au machine learning artificiel de l’intelligence », il a plutôt une tête plein remplie. Mais surtout, m’a-t-il expliqué, il échappe au triste destin des spécialistes des chiffres : soit actuaire dans une compagnie d’assurances poussiéreuse, soit chercheur dans un obscur labo, entouré de vieux collègues à col roulés qui attendent la retraite avec impatience, soit sous-sous-sous-chef de bureau des études et de la statistique dans un ministère, genre anciens combattants, affaires sociales ou environnement.
Certes, pendant l’entretien, il m’avait semblé un peu introverti, mais il paraît que c’est normal avec les spécialistes des chiffres.
– Je vous suis reconnaissant de me sortir de là, j’ai toujours rêvé de devenir un Digital Champion dans une entreprise du secteur privé, m’avoua-t-il.
Je l’ai donc mis au travail non sans avoir, au préalable, prévenu mes équipes, d’abord d’être gentilles avec lui (« Un Data Scientist, ça ne mord pas, à la différence de certains ingénieurs avant-vente », leur ai-je dit), et ensuite de ne pas s’inquiéter, il ne viendrait pas empiéter sur leurs plates-bandes.
On ne l’a guère vu rôder dans les couloirs pendant deux mois. Puis il est venu nous expliquer sa vision du Big Data. Il avait imaginé, pour chaque métier, des traitements statistiques qui, selon lui, allaient révolutionner notre façon de travailler et faire bondir le chiffre d’affaires d’au moins 40 % ! Il a quand même fallu lui expliquer que, non, la DRH n’avait pas besoin de croiser les données structurées du fichier du personnel avec les profils Facebook de chacun des collaborateurs pour en déduire un indicateur du bonheur en entreprise en temps réel. Que, non, le marketing n’avait pas besoin de corréler le profil de nos centaines de milliers de clients avec des informations issues d’objets connectés pour identifier le « vrai moment de vérité client », laps de temps très court pendant lequel sa satisfaction et donc sa probabilité d’acheter plus sont maximales. Et que non, deux fois non, la direction financière n’a pas besoin de prévoir, à un horizon de dix ans, la structure détaillée du chiffre d’affaires. « On s’en fout, on ne sera plus là et, avec ton application, nos actionnaires seront sur notre dos en permanence pour tout vérifier », m’a rétorqué notre DAF. Bref, notre Digital Champion n’a pas fini sa période d’essai…
Un ami psychiatre, à qui j’ai conté cette mésaventure, m’a expliqué que nous avons en réalité été victime du « syndrome du marketeur fou », étudié au début des années 2010 par des chercheurs du CRASSE (Center for Research in Advanced Systemic Sillyness Entreprise) et de l’OMS (Organisation du marketing sacrifié). La perspective de pouvoir jouer avec des données « sécrète dans le cerveau du Data Scientist une enzyme qui catalyse l’énergie et accélère les processus métaboliques des cellules en modifiant la structure tridimensionnelle des inhibiteurs endocriniens », m’a expliqué le doc.
– Et en clair, ça veut dire quoi ? demandais-je.
– Que vous avez recruté un dingue fou furieux, on ne s’en aperçoit pas tout de suite, mais il suffit de lui présenter un simple tableau croisé Excel à plus de cent lignes pour déclencher le cataclysme neurologique…
La prochaine fois que vous croiserez ou recruterez un Data Scientist, vérifiez que tout est bien branché dans son cerveau… Un court-circuit numérique est vite arrivé !