Les appellations changent avec les profs et les établissements. On la nomme la « constante macabre », la « spirale infernale », la « toupie ravageuse » ou « l’aspirateur à rebours ». Non, ce ne sont pas des nouvelles positions du « Kama-sutra » (encore que la spirale infernale s’en rapproche…). Il s’agit, plus simplement, de désigner le processus par lequel un élève arrive en situation d’échec scolaire. Que ce soit un élève moyen qui s’engage sur la pente savonneuse qui le conduira à l’exclusion, ou de l’élève qui a commencé très bas et qui finira dans la même situation.
Dans une classe quelconque, on trouve toujours une proportion d’élèves en retard ou en décalage : environ 10 % dans un collège qui, comme celui où j’enseigne, se situe dans la normale, c’est-à-dire en dehors des ZEP. Les méthodes ne manquent pas pour lutter contre l’échec scolaire : soutien personnalisé, évolution des méthodes pédagogiques, travail de groupe, allègement des effectifs… Si l’on veut être pédagogiquement correct, on ne parlera pas d’élèves sous-développés mais « en voie de développement », on ne parlera pas de ZEP mais des « Zétablissements En Progrès ». Josette Trouet préfère être encore plus optimiste et utilise le terme « d’élève en voie de pédagogisation rétro-objective universelle et transactionnelle ».
– Elle l’a lu dans son livre de chevet : « Mes méthodes pour arrêter de fumer la moquette », de Célestin Freinet-Atant, m’explique Jean Siyoussoun.
La Pédagogisation Rétro-Objective Universelle et Transactionnelle (P.R.O.U.T. pour les initiés) ne veut évidemment rien dire, mais l’effet est garanti vis-à-vis de parents persuadés que leurs rejetons sont des surdoués alors que la réalité montre le contraire. Pour cela, Josette Trouet est très forte ! Elle ferait croire à un couple de baleines que son baleineau est capable de participer au Tour de France ! Et de gagner une étape de montagne !
Dans ma classe de troisième verte, mais c’est aussi valable pour les autres, on trouve la proportion standard d’échec scolaire : 10 %, soit trois élèves sur les trente. On s’en doute, ce sont aussi les plus dissipés. Et tous des garçons. On retrouve bien sûr Vincent Poursan, le fils du gérant de la supérette de la place du Marché. Ses notes ? D’un strict point de vue scientifique, c’est passionnant, surtout pour un prof de physique-chimie : elles virent au rouge vif dès que je m’approche à moins de deux mètres pour l’interroger. Pas besoin de protocole expérimental, ni de réactifs, encore moins de becs Bunsen pour rédiger l’équation bilan : Vincent Poursan est nul à mille pour cent ! Et il ne fait bien sûr aucun effort pour réduire son handicap.
– Vincent ?
Je suis habitué à ce qu’il ne me réponde pas immédiatement. Il est comme les écrans d’ordinateur, il lui faut quelques secondes pour se remettre en route après une période de veille. Sauf que pour lui, on est plus proche du sommeil paradoxal que de la veille.
– Mouais ?
– Que peux-tu me dire des électrons libres ?
Cette question est tout à fait pour lui. En principe, les électrons libres, il connaît, il en a dans ses gènes.
– Ben, euh, ils se déplacent de façon ordonnée dans la structure métallique du cristal.
– Eh non, c’est l’inverse : de façon désordonnée dans la structure cristalline du métal.
– Ben c’est c’qu’j’v’lais dire, M’sieur.
Bien sûr. Il n’a évidemment pas lu le cours précédent, à supposer qu’il ait correctement recopié ce que j’ai écrit au tableau.
J’ai pris pour habitude d’utiliser trois couleurs pour indiquer les notes sur les copies des interrogations ou des devoirs : le rouge pour les notes en dessous de dix, le bleu pour la note dix, et le vert pour les notes supérieures. Ainsi, chaque élève peut se positionner par rapport aux autres, en fonction de la couleur des annotations qui parsèment les copies. Pratique, non pour semer la zizanie, mais pour provoquer une saine émulation.
Le second, Pascal Danlécote, s’est fait une spécialité de la sieste pendant les cours. Heureusement, il ne ronfle pas ! Le troisième, Thibaud Tussey, a envie d’entrer dans le « Livre des Records », tant il cumule les zéros pointés, qu’il exhibe d’ailleurs fièrement dans tout le collège. C’est clair, ces trois-là s’ennuient en classe, se désintéressent de tout ce qu’on peut leur raconter, même sous des formes ludiques. Les parents, eux, restent indifférents, dépassés par les événements. J’ai tout essayé : surévaluer leur niveau, mais c’est comme l’augmentation du Smic, ceux qui sont juste au-dessus se sentent lésés. De même, systématiser les zéros ne sert à rien, car il leur faut un énorme effort pour atteindre quatre ou cinq, ce qui est toujours une mauvaise note. Mais je sais que cela doit être frustrant pour mes trois lascars.
Je le sais d’autant plus que j’ai découvert que Clarisse Hauteau, avec qui je passe la plupart de mes nuits, inscrit à mon insu, sur un carnet, des notes très personnelles. « Trois/Vingt !!! » a-t-elle écrit pour la nuit dernière, assortie d’une mention « Échec… Encore ! »
Je n’aurais peut-être pas dû lui faire la spirale infernale…