Syndicaliste ! Si on m’avait dit un jour que je serais syndicaliste !
Il y a encore un an, j’étais responsable adjoint du département logistique chez Moudelab & Flouze. Ce travail collait parfaitement à mes attentes. J’aurais été le plus heureux des hommes si Arthur Chanal, le directeur de production, dont je dépendais, m’avait soutenu dans mes tentatives de modernisation des processus logistiques. Mais, pour Chanal, la tradition reste le mode idéal de gestion d’un service. Tout investissement est par définition proscrit s’il n’est pas vraiment indispensable. Certains de ses collaborateurs lui ont d’ailleurs trouvé un surnom : Arti. Et c’est une désignation qui lui va comme un gant, Arti Chanal est réellement son mode de fonctionnement. A l’auvergnate.
Mais, bon gré mal gré, la cohabitation se passe sans trop de heurt, jusqu’au jour du Beaujolais nouveau. Traditionnellement, le troisième vendredi de novembre, coïncidant avec l’arrivée de ce breuvage, on commémore la création de l’entreprise. Un grand buffet est organisé le midi au siège, et cette année-là, pour les trente ans du groupe, Pierre-Henri Sapert-Bocoup a fait livrer trois tonneaux de vin. Et il se laisse boire ce petit Beaujolais, peut-être même un peu trop ! En fin d’après-midi, je suis dans un état, disons, avancé. En clair, « j’ai les poches de la musette bien garnie », et je m’en prend à un de mes chefs de quai, spécialiste du genre « doucement le matin et pas trop vite l’après-midi ». La discussion s’envenime rapidement et, m’emportant, je lui assène un violent coup de poing. Heureusement pour lui, quelques collègues s’interposent… L’un d’eux, conscient de mon moment de faiblesse, me propose alors de me raccompagner. Sur le chemin, il essaie de me parler de l’altercation, mais je lui réponds :
– Je ne veux plus en entendre parler !
Je n’ai que deux jours à attendre pour en entendre parler. Dès le lundi après-midi, je suis convoqué dans le bureau de Chanal.
– Inebecker, vous m’emmerdez depuis trop longtemps. Mes méthodes ne vous plaisent donc pas ? Eh bien, les vôtres, me répugnent ! Agresser violemment un jeunot devant témoins, vous êtes devenu cinglé ?
– C’était juste une discussion, et je me suis un peu emporté, tentai-je de me justifier.
– C’est le mot juste, qui me déplaît. Vous lui avez démis l’épaule. Et, qui plus est, sous l’emprise de l’alcool. Je ne peux l’accepter. J’envisage votre licenciement dans les plus brefs délais.
Si le ciel m’était tombé sur la tête, cela ne m’aurait pas fait un autre effet.
Deux jours plus tard, je reçois effectivement en recommandé un courrier me convoquant à un entretien préalable.
Durant les cinq jours ouvrés d’attente de cet entretien, c’est tel un zombie que je me rends au travail.
Les faits qui me sont reprochés ? Etat d’ébriété avancé sur le lieu de travail et coups et blessures sous l’emprise de l’alcool. La situation n’est pas des plus réjouissantes. Il faut le reconnaître, je peux m’estimer heureux que Moudelab & Flouze ait tout fait pour empêcher ma victime de porter plainte au commissariat le plus proche, afin d’éviter le scandale dans les médias. On imagine le ton des articles dans Les Echos de la Tribune : « chez Moudelab & Flouze, il est plus aisé de descendre le Beaujolais que de remonter le cours de bourse… »
Le deuxième jour, Henri Caumassiasse, le représentant syndical du SOT (Syndicat des Ouvriers et Travailleurs) vient me voir :
– Tu sais que tu as le droit d’être accompagné lors de ton entretien. Je te propose mes services…
Ces services, merci ! Non merci ! Le SOT, ce syndicat extrémiste ? Non, sincèrement, je ne peux pas ! Mais l’idée n’est pas idiote. Il est bien stipulé dans l’article 122-41 du code du travail que le salarié peut se faire accompagner par une personne de son établissement ou de toute autre personne. Ma lettre fait d’ailleurs mention d’une liste disponible en mairie.
Je choisis sur cette liste le représentant de la FUC (Fédération Unitaire Con-Fédérale), René Gaussier. Celui-ci étudie mon dossier et reconnaît qu’il est mal engagé. Il trouve toutefois un article de loi qu’il décide d’utiliser. Sa théorie est la suivante : « Mon état d’ébriété était la faute de mon employeur qui, en organisant ce buffet, et en y mêlant des boissons avait incité ses salariés à la consommation d’alcool… »
– Tu te souviens du cafetier qui s’est retrouvé en taule pour n’avoir pas refusé de servir ses clients déjà bien éméchés ? Eh bien, on va appliquer le même principe.
Je trouve son approche réellement tirée par les cheveux mais, à ma grande surprise, je sens aussitôt Françoise Plansoc, la DRH, sensibilisée par les arguments de mon plaidoyer. La situation peut encore se retourner, non à mon avantage, j’ai effectivement commis une faute, mais pas totalement au bénéfice de mon principal détracteur, Arti Chanal.
Quelques jours plus tard, Françoise Plansoc me propose une solution. Il est mis fin à ma procédure de licenciement, mais je me retrouve promu chef du département des services généraux.
– Pour un placard, c’est un beau placard ! m’affirment mes désormais anciens collègues du département logistique. C’est même un placard à emmerdes, les pires, ajoutent-ils.
Ma première réaction est de refuser ce poste. Je suis logisticien, j’ai fait ma carrière dans cette fonction et je ne suis pas spécialiste du boulon grippé, des commandes en gros de trombones, papier toilettes et stylos, ou de la fuite impromptue.
Finir dans un placard ? Funeste perspective. Mais les arguments de la DRH ont vite fait de me convaincre. Je ne suis effectivement pas en position de force et mon cher directeur fera tout pour me pourrir la vie. Avec cette nouvelle fonction, je passe sous les ordres du DAF, Hubert Henron, et je redémarre donc à zéro, au niveau du cahier de doléances.
J’accepte donc, mais tout en prenant ma carte de la Fédération Unitaire Con-fédérale.
Le SOT se trouve ainsi, pour la première fois, en concurrence avec un autre syndicat ouvrier chez Moudelab & Flouze. Je sens que la société entre dans une nouvelle ère : celle des conflits syndicaux.
Henri Caumassiasse me le fait d’ailleurs rapidement comprendre en me glissant :
– Ainsi, tu t’es syndiqué. Mais tu vois, entre nous, il y aura toujours une différence. Moi, je suis syndicaliste, de père en fils, par tradition quoi. Toi, tu l’es devenu par obligation.
A moi de lui prouver que si je ne suis pas syndicaliste par filiation, je peux l’être par vocation.