Les grands philosophes Renaud Treuqse et Yves Echo (Vème siècle avant l’invention de l’hadoop rétro-éclairé sur amortisseur de silos) avaient raison lorsqu’ils affirmaient, dans leur ouvrage de référence Viens ici qu’j’t’explique les big data : « Ce n’est pas en stockant des données semi-structurées dans un semi-remorque que l’on réduit de 50 % la place disponible. »
Depuis le temps que des milliers d’articles nous serinent que le CRM doit être social et Web deux-points quelque chose, ça devait arriver : mes clients internes n’arrêtent pas de me demander de leur concocter une bonne petite solution pour régler leurs problèmes de données plus ou moins volumineuses.
Ce fut d’abord notre directeur financier, Edgard Tadukash, qui avait besoin de « décloisonner l’information pour mieux informer les collaborateurs de l’entreprise et de dématérialiser tous les contenus papier qui encombrent ses armoires », m’avait-il expliqué. Il avait lu dans La Revue du Financier Moderne Éclairé que les DAF deviennent des e-DAF et avait décidé de devenir un modèle dans ce domaine. Ce n’est pas gagné, car il est plutôt coincé du reporting, et question maturité numérique il est plus proche du minitel que du smartphone de neuvième génération… Mais je lui laisse ses illusions.
Ce fut ensuite notre directrice de la communication, Anne-Laure de Troudusac, qui avait eu une révélation (c’est comme les tremblements de terre dans le sud de la France : ça arrive chez elle une fois par siècle, c’est inattendu, même si elle n’a pas beaucoup de réplique…). « Pourquoi n’exploite-t-on pas les données non structurées dans les contenus multimédias que nous produisons ? » m’avait-t-elle demandé, « Nous avons un stock impressionnant de belles images en couleur et de vidéos passionnantes, ce serait bien dommage de ne pas en profiter ». Je me suis abstenu de lui répondre que vu la pauvreté des contenus produits par la direction de la communication, on aurait plus vite fait de mettre tout à la poubelle et d’acheter un stock de cahiers de coloriage qui aurait le même effet…
Puis ce fut le directeur logistique, Enrico Dabarre, qui vint s’enquérir dans mon bureau des possibilités de gérer les données issues de capteurs M2M, pour mieux gérer ses stocks. « Comme ça, nous n’aurons plus besoin de ranger les marchandises selon un ordre logique, cela nous fait perdre du temps… » Je me suis abstenu de lui suggérer que sa méthode de rangement des pièces détachées relevait plus de la méthode PIFO (Produits Indexés-Facilement Oubliés) que d’une approche rationnelle à la japonaise. Ce fut alors au tour du patron du service client, Ivan Surin-Ternet, de débarquer pour me suggérer de lancer un projet de géolocalisation avec archivage de toutes les données « au mètre près, c’est mieux… » afin, m’avait-il précisé, d’optimiser les tournées de ses techniciens de maintenance, dont certains confondent encore tournée de maintenance et tournée de bistrot… La directrice marketing, Aude Moidindoute, n’a pas été en reste : elle a exigé que nous puissions traiter « toutes les interactions avec nos clients, par les e-mails, les serveurs vocaux et le Web, avec une historisation sur au moins dix ans, histoire d’être en phase avec les besoins de nos consommateurs ». Rien que ça… Et pourquoi pas sur un siècle ? Je me suis abstenu de lui rappeler que ce serait déjà un énorme progrès d’avoir un simple numéro vert…
Évidemment, la direction générale, en la personne de notre bien-aimé Pierre-Henri Sapert-Bocoup, a eu une lumineuse idée : siphonner toutes les données des réseaux sociaux pour surveiller l’e-réputation du groupe Moudelab & Flouze Industries. « En temps réel, cela va de soi : je ne veux pas de problèmes avec nos actionnaires ! Ils sont chatouilleux, ce n’est pas le moment qu’un client mécontent poste un teuwouite vengeur. »
Pour l’instant, je n’ai initié aucun projet. Je ne peux pas leur opposer que le coût du stockage serait prohibitif, tout le monde sait que les prix se sont effondrés. Je ne peux pas affirmer que ce n’est pas possible, tout le monde sait que les technos sont plus ou moins au point. Je ne peux pas leur faire le coup du « On verra en 2016 », tout le monde sait que les fournisseurs sont en embuscade pour démarrer dès demain. Je n’ai guère d’arguments pour éviter de lancer les projets. Je vais quand même exiger, avant d’étudier des solutions, que tous mes clients internes structurent leurs données non structurées. Avec un peu de chance, j’ai dix-huit mois de tranquillité…