Direction, tête de…

Ah ! Les négociations salariales chez Moudelab & Flouze… Une véritable sinécure avant ma découverte qui a tout révolutionné. Il y a eu la prise de la Bastille, la révolution des œillets, la chute du Mur de Berlin… Désormais il y aura le coup des chaises !

A chaque négociation, Pierre-Henri Sapert-Bocoup sort gagnant de ce type de réunion, toujours interminable. Que ce soit face aux revendications exprimées avec verve par Henri Caumassiasse, ou devant celles, plus argumentées, que je tente de défendre, le résultat est le même. Notre cher Président botte en touche directement. L’intelligence de ce négociateur hors pair l’amène à chaque fois à lâcher après d’âpres échanges le petit quelque chose qui fait que nous, syndicalistes, avons l’impression d’avoir remporté un large succès, alors qu’à bien y réfléchir, nous nous en sortons, à chaque fois, avec des victoires à la Pyrrhus.

Cette situation aurait pu perdurer encore des années si un évènement insignifiant, l’un de ces détails qui changent le cours de l’histoire n’avait fait de moi le Jean-Baptiste Drouet de Moudelab, et de la salle de réunion du premier étage de l’immeuble abritant le siège social, le Varenne de Sapert-Bocoup.

– Dites-moi, Inebecker, il faudrait que vous passiez dans la grande salle de réunion, il y a un problème avec le système de visioconférence. Hier encore, nous avons eu du mal à dialoguer avec nos correspondants en Asie. J’en aurais besoin ce soir, mais surtout ne touchez pas à la configuration de la salle. Je tiens absolument à cette organisation pour notre grande réunion de demain sur la NAO.

La NAO, ou négociation annuelle obligatoire, constitue une aubaine pour nous, elle nous permet d’obtenir le plus souvent un coup de pouce pour les salaires. Bien évidemment, en tant que responsable des services généraux, je me dois d’intervenir immédiatement, surtout qu’en cette période où tel un Marco Polo de la pièce détachée industrielle, Sapert-Bocoup s’est mis en tête de conquérir les rives du Brahmapoutre, les contreforts de la Mongolie et les plaines du Mékong. Rien ne doit perturber l’armée moudelabienne dans sa conquête d’horizons lointains.

Je passe donc deux heures à tester l’installation, de l’infrastructure aux paramètres, en compagnie d’un responsable réseau, David Lafosse, accessoirement également adhérent de la FUC.

Le problème résolu, nous nous apprêtons à quitter la salle quand David renverse maladroitement une des chaises. Je m’approche pour la redresser lorsqu’une particularité attire mon attention : les pieds avant de la chaise ont été sciés ! On ne peut s’en apercevoir autrement qu’en la couchant. Les deux pieds antérieurs ne possèdent plus les petits patins d’acier caractéristiques de cette série.

– Regarde, David, c’est bizarre, cette chaise n’est pas conforme aux autres. Il y a un abruti qui s’est amusé à scier les pieds.

– A quoi vois-tu cela ? demande David Lafosse, sceptique.

– Regarde, la différence entre celle-ci et une autre.

Joignant le geste à la parole, je retourne une seconde chaise. L’air étonné de mon interlocuteur m’interpelle et je jette un œil sur la deuxième. Identique à la première. Je fais rapidement le tour de la salle. Les dix chaises de la salle ont toutes cette particularité, exceptées les trois du bout, celles réservées à Pierre-Henri Sapert-Bocoup, Hubert Henron et Françoise Plansoc.

– Tu as acheté des chaises au rabais ? m’interroge David.

– Je t’assure que non ! Ces chaises, je les ai déballées moi-même. Je peux te garantir qu’elles étaient toutes sur le même modèle.

– Visiblement, quelqu’un s’est amusé à en rogner les pieds, et il semble que ce soit fait sur le même modèle.

– Mesure donc un des pieds.  Combien manque-t-il de millimètres ?

– Cinq, répond Lafosse.

La finalité de la chose me dépasse et nous quittons la salle de réunion. J’espère que le Président ne va pas se rendre compte de ce petit détail, sinon je vais encore prendre un savon sur le thème : « monsieur Inebecker, au lieu de jouer au syndicaliste vous feriez mieux de veiller au bon entretien de nos outils de travail. »

Le soir même, je raconte l’anecdote à ma femme en pestant contre le sans gêne de nos contemporains qui semblent prendre un malin plaisir à casser les biens de la collectivité quel qu’elle soit. Le sourire qui s’affiche sur mon épouse arrête nette ma diatribe.

– Cela t’amuse ?

– Non, mais ton histoire me rappelle le subterfuge employé par mon patron dans une négociation délicate avec un fournisseur. Il avait fait raboter les fauteuils sur leur partie avant, ce qui est imperceptible à l’œil nu. Mais la personne assise dans un tel siège est confrontée à un déséquilibre vers l’avant qu’elle doit compenser. Cela fatigue, à la longue, atténue son attention donc sa réceptivité. Un bon négociateur arrive ainsi à faire passer des points délicats…

– L’enfoiré !

L’expression fait sursauter ma femme, mais je viens de percuter.

Le lendemain matin, j’arrive de bonne heure chez Moudelab. Je me rends discrètement dans la salle de réunion où j’opère prestement une inversion de chaises.

La réunion s’est avérée des plus âpres, mais la FUC ressort vainqueur. Pour une fois, nous avons été le syndicat le plus énergique, dépassant largement le SOT dont la traditionnelle approche vindicative s’est éteinte au fur et à mesure que le temps s’écoule.

Nous avons pu arracher à la direction, à l’origine complètement réfractaire à cette idée quelques avantages en matière d’horaires et de prime de nuit ainsi que quelques postes supplémentaires pour la production des week-ends. Je me suis amusé à observer les participants, se redressant régulièrement sur leur siège, notamment Pierre-Henri Sapert-Bocoup, assis sur une chaise à laquelle j’avais soustrait deux bons millimètres de plus. Tel est pris qui croyait prendre !

Le week-end suivant, assis devant le grand classique PSG/OM que je ne raterais sous aucun prétexte, je suis dérangé par mon fils me réclamant un supplément pour sa semaine. Au moment précis où le PSG va tenter de marquer un penalty, mon fils vient me réclamer vingt euros. Dans l’euphorie qui accompagne le score de 3-0 pour les parisiens à la mi-temps, je lui donne le billet bleu.

– Tu vois, je t’avais dit que c’était le moment !

Par la fenêtre ouverte, je l’entends glisser cette phrase à sa sœur. Je vais pour réagir, mais je souris en pensant :

  • Bien joué ! Un chat ne fait pas des chiens.

« Savoir profiter du bon moment est aussi une qualité nécessaire à un bon négociateur » m’a toujours dit Georges Haideux-Tonpair.