Moi, l’informatique ne m’intéresse guère. D’abord, parce que c’est compliqué. Les phénomènes physiques et chimiques, je comprends, c’est mon métier. C’est le réel, le palpable. L’informatique, c’est le virtuel, l’invisible. J’aime observer les réactions physiques et chimiques ; dans un ordinateur, on ne voit rien. Et puis, l’informatique m’irrite parce que les élèves ne se privent pas de l’utiliser. Et à fortes doses. On ne peut plus leur donner à faire un seul devoir à la maison sans que le résultat ne soit qu’un condensé de sites Web ou d’encyclopédies sur CD-Rom. Mes élèves, surtout les plus cancres se shootent à l’Encarta, se dopent à l’Universalis, se soûlent au Wikipédia. Pour eux, c’est comme une drogue, avec les mêmes effets : une bonne dose d’Encarta les met dans un état d’excitation et de bien-être d’avoir réussi l’exercice donné par le professeur. Hélas, ils retombent vite dans un mauvais trip lorsque je leur annonce les notes.
– Mon record, sur une classe de trente élèves, ça a été dix-huit devoirs quasiment identiques, m’a expliqué un collègue, en histoire-géographie.
Je ne suis pas loin de ce record. Le dernier devoir que j’ai demandé à mes élèves de troisième verte portait sur l’histoire de l’atome : ils ont tous consulté le même site Web, le Centre d’études nucléaires, et reproduit consciencieusement les graphiques de la page d’accueil. Au bout de la cinquième copie identique, les zéros ont dégringolé à la vitesse d’un accélérateur de particules ! L’informatique tue la créativité des élèves, d’autant que celle-ci n’a jamais atteint des sommets himalayesques.
La plupart de mes collègues utilisent un logiciel pour gérer les multiples notes de leurs élèves. Pour un prof qui s’occupe de cinq classes et qui donne deux devoirs notés par mois, le calcul est vite fait : il lui faut gérer trois cents notes, les classer, calculer les moyennes, les stocker…
– Moi, sans informatique, je n’y arrive pas, me confie Jean Siyoussoun, le prof d’anglais.
– Je persiste et signe : rien de tel que le traitement manuel.
Jusqu’à ce que je sois le seul à pratiquer de cette façon. Le déclic s’est produit lorsque j’ai invité à dîner l’une de mes charmantes collègues, célibataire comme moi et institutrice de maternelle dans un établissement voisin, dont j’avais fait connaissance par des amis communs. Un dîner que j’ai annulé à la dernière minute : c’était la veille du conseil de classe. Elle avait fini de calculer ses moyennes grâce à l’informatique, alors que moi je n’en étais qu’à la moitié. Draguer ou noter, je n’avais même pas le choix.
– En quelques secondes, mon logiciel me fait le calcul, je n’ai plus qu’à reporter les moyennes en face de chaque nom. Tu devrais essayer.
Mon désir de conclure avec la charmante Clarisse Hauteau l’a emporté sur mon indifférence à l’égard des ordinateurs.
Valentin Bonjariv, prof de sport mais crack de l’informatique, s’est même proposé pour me former aux rudiments de cette science qu’est l’informatique. Je connais le clavier, la souris, l’écran, mais c’est tout ! Lorsqu’il a commencé à me parler martien, avec des mots comme Biausse, Draïveurs, extension Dé-elle-elle, Ouinedauze, je l’ai arrêté et il s’est enfin concentré sur le logiciel susceptible de décupler ma productivité.
– Avec la version 6.0.7.6-jeu-set-et-match, tu gères toutes les notes sur plusieurs années, les plannings des contrôles, ton emploi du temps pour toutes tes classes, le calcul des moyennes est automatique, tu peux mettre à jour en permanence, et même insérer les photos numériques des élèves. Le logiciel fait pour toi les suivis pluriannuels, les absences et retards, édite les bulletins et prépare les fiches brevets. Bref, tu vas gagner du temps, à consacrer à autre chose… si tu vois ce que je veux dire.
Son regard insistant et son petit sourire m’ont fait comprendre que tout le monde est probablement au courant de mon dîner raté avec Clarisse. J’ai commencé mon entraînement sur l’ordinateur de la salle des profs. Il faut réserver sa place au moins une semaine à l’avance, surtout en période de contrôles et de conseils de classe. Tous mes collègues ont été étonnés de me voir ainsi assis devant le micro-ordinateur. Ils connaissaient ma réputation de technophobe chronique.
– T’es devenu un fan d’informatique, maintenant ? m’interroge Victor Taugraphe qui ajoute que je ne pourrai plus jamais m’en passer.
Est-ce la perspective d’une nouvelle soirée avec Clarisse ? Est-ce Rémi Solsideau, le prof de musique, qui m’avait distrait avec ses blagues nulles, dont il est spécialiste pour animer la salle des profs ? Est-ce la fatigue d’avoir corrigé à la chaîne une soixantaine de copies la veille ? Toujours est-il que j’ai cliqué trop vite à l’invite du logiciel me demandant si j’acceptais de remplacer mon fichier par celui affiché à l’écran.
– Tu as effacé ton historique et conservé seulement les dernières mises à jour, m’a expliqué Valentin, consulté d’extrême urgence. En fait, tu as fait le boulot pour rien, tu n’as plus qu’à recommencer et, cette fois, pense à faire une sauvegarde sur disquette ou sur une clé USB.
« L’informatique pour les nuls » est devenu mon livre de chevet.