La semaine dernière, j’ai reçu un e-mail « urgent » de notre président qui annonçait une réunion extraordinaire du comité de direction. Bigre ! Va-t-il enfin nous annoncer sa démission « pour raisons personnelles » afin de profiter d’une retraite bien méritée au soleil d’un quelconque paradis fiscal ?
Notre DAF aurait-il enfin compris qu’à force de manier des chiffres toute la journée cela finit par rendre dingo et annoncera-t-il son entrée imminente dans un établissement de long séjour avec sevrage de tableur Excel ? Notre directeur marketing aurait-il eu une révélation sur la vacuité de sa fonction et la fatuité du personnage qui l’occupe ? Notre DRH a-t-elle été victime d’un coup de blues après avoir essayé de lire dix fois La Gestion des talents pour les vraies nullardes (éditions Dunoeu) sans comprendre plus de deux mots sur cinq dans la table des matières ? À moins que notre directeur général ne nous annonce que je suis viré sur le champ pour mauvais esprit et « critique non constructive de décisions consensuelles », une formule qui serait du meilleur effet dans une lettre de licenciement.
Habituellement, il me remonte quelques bruits de couloir, j’ai mes sources à la DRH. Mais là, rien… Pas l’ombre d’un ragot, ni de frémissement d’une rumeur, ni d’apparition furtive d’une « information-exclusive-je-te-l’ai-pas-dit »
Trois jours plus tard, nous voici tous assis autour de la table qui trône au milieu de la plus grande salle de réunion. Après les banalités d’usage, Pierre-Henri Sapert-Bocoup consent à nous exposer les raisons de cette réunion inhabituelle pour un vendredi après-midi, jour pendant lequel au moins la moitié du comité de direction passe quelques heures sur un terrain de golf.
« Un chef d’entreprise doit changer les manières de faire et transformer les modèles économiques, facteurs de performance d’une organisation », commence notre président. On ne voit toujours pas où il veut en venir, c’est un début de discours qu’il a déjà servi lors de la réunion avec les analystes financiers, qui se contentent pour la plupart de ce genre de banalités avant de massacrer notre cours de Bourse. Il poursuit : « Il est une fonction stratégique dans l’entreprise que je souhaite considérablement renforcer… » Humm… Tout le monde se regarde et pense la même chose : il y a de la promotion dans l’air !
« J’ai ici la fiche de poste d’un manager que je considère comme l’un des plus importants dans l’entreprise. Les talents nécessaires à l’accomplissement de ses missions sont nombreux. Il s’efforce de réconcilier de multiples dimensions quand d’autres se décourageraient face à la complexité de l’équation ». C’est tout moi, ça…
« Il alerte à bon escient, transforme avec peu de moyens, donne le cap et embarque ses pairs sans être leur supérieur hiérarchique, ne fait-il donc pas preuve de capacités de leadership hors du commun ? » Quand on vous le dit, c’est mon portrait craché !
« Pourquoi ne pas placer ce manager au cœur des décisions stratégiques qui orientent l’avenir de l’entreprise ? continue notre président. Celui ou celle qui conjuguera les connaissances tirées de postes de leadership opérationnel préalablement occupés, avec une intelligence multidimensionnelle, sera un candidat de premier rang au poste de directeur général ». Et voilà le travail ! N’est-ce pas le résultat de plusieurs années de travail acharné pour faire reconnaître la fonction de DSI dans l’entreprise ? Après tout, DG, ça ne doit pas être plus fatigant que DSI… Au moment où tout le monde retenait son souffle et où chacun imaginait la nouvelle décoration de son nouveau bureau, notre président nous a expliqué, après quelques secondes de suspense, qu’il allait nommer un directeur… du développement durable ! Et il nous a distribué à tous une petite brochure d’une dizaine de pages, dans laquelle j’ai retrouvé mot pour mot les éléments de son discours. Une brochure éditée par le cabinet de conseil BearingPoint et intitulée : « Attention, espèce protégée en voie d’apparition, le directeur du développement durable, futur président. » Évidemment, cela n’est pas tombé sur moi…
Apparemment, l’affaire lui a été vendue par des consultants qui ont insisté pour confier les sujets de la durabilité à des « cadres nécessairement exceptionnels », en français dans le texte. De quoi mettre un vernis de modernité sur des pratiques de management plutôt archaïques, un soupçon de vert dans le discours servi aux actionnaires, et faire passer notre DG pour quelqu’un de socialement responsable. Encore raté pour la promotion du DSI aux plus hautes fonctions…