Le courrier de l’académie m’est parvenu juste une semaine avant l’épreuve. L’épreuve ? Pour nous, c’en est une : l’inspection. Ce n’est évidemment pas une surprise. Tout prof sait qu’un jour ou l’autre, il aura la visite des « beaufs-carottes », fonction bien connue chez les policiers.
L’inspecteur, alias Môssieur l’inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional (l’IA-IPR pour les bureaucrates du ministère), de son vrai nom Edgard Davout, assistera à mon cours dans la classe de troisième verte, explique le courrier.
– T’es tombé sur la peau de vache de service, me signale Édouard Deycaud, le prof d’arts plastiques dont l’un de ses amis, prof de physique-chimie comme moi dans un autre établissement de la région, a eu droit, deux mois auparavant, à la visite courtoise de l’inspecteur Davout, qu’il a surnommé Jivaro depuis son supplice du PAL (professeur amplement laminé).
L’ami d’Edouard Deycaud a eu le malheur de trop favoriser la créativité de ses élèves. Ceux-ci ne s’en sont jamais plaints, bien au contraire.
– Tout cela ne figure pas dans les textes officiels publiés par le ministère, lui a-t-il expliqué.
J’ai prévenu mes élèves de la visite de Jivaro : ils ont promis de se tenir tranquilles, de participer en posant des questions pertinentes, bref, de s’intéresser au contenu du cours. J’ai prévu d’aborder la question fondamentale de corrosion des métaux ferreux et non ferreux. Cela me semble très concret : sur le chemin du collège, tous les élèves passent devant une voiture en voie avancée de décomposition.
Môssieur l’inspecteur de l’Éducation nationale est évidemment arrivé quelques minutes avant le début du cours. Ils ne débarquent jamais trop tôt. On m’a expliqué que c’est une tactique destinée à éviter que les inspecteurs soient victimes du célèbre syndrome de Stockholm, selon lequel un otage finit par adopter le point de vue de son ravisseur. Si, en devisant quelques minutes de façon informelle, tous les inspecteurs se rangent du côté des profs, à quoi servent-ils ? À rien.
Jivaro s’installe au fond de la classe. Je m’attends à ce qu’il m’interrompe de temps en temps, qu’il pose une question, qu’il insiste sur un point de cours qui ne lui semble pas clair. Mais Jivaro reste muet. Pire, il ne trahit pas une seule émotion, et se contente de griffonner quelques notes sur un cahier noir (sinistre présage ?), pour son rapport réglementaire.
Je guette pourtant un soupçon de sourire (je n’espère quand même pas un franc sourire de contentement), une pincée d’étonnement, un brin de sourcil qui, subrepticement, se dresse pour manifester une surprise, bref, une once d’humanité. Rien. Je ne perçois rien.
J’ai bien sûr utilisé l’analogie avec les voitures volées que l’on retrouve sur des parkings de supermarchés.
– Ah ça, c’est sûr qu’elles rouillent, les caisses… heu… les voitures, commente Éva Lechourré, probablement habituée des quartiers difficiles.
– Pourquoi ?
– Ben, parce qu’il pleut dessus.
– Pas faux, mais aussi à cause du froid et de l’humidité.
À la fin du cours, Edgard Davout se lève en silence et lance simplement, minimum de politesse oblige, un « merci et au revoir ». Tout juste daigne-t-il me serrer la main que je trouve moite et molle. L’usage veut pourtant que l’inspecteur livre ses premiers commentaires dès la fin du cours, lorsque le supplice du PAL est enfin terminé.
J’hésite à exprimer un « j’ai été bien ?», à l’image des acteurs qui sortent de scène. Les élèves ont, eux, joué le jeu : même Enguerrand Dognon s’est fendu de sa question intelligente : « pourquoi la rouille laisse passer le dioxygène de l’air et ne protège pas le métal ferreux ? ». Les quelques secondes de silence qui ont suivi m’ont paru interminables. D’abord parce que les autres élèves ont failli éclater de rire. Lui, Dognon, formuler une question dont il ne comprend pas un seul mot ? Impensable… Ensuite, parce que je n’ai pas la réponse toute prête. C’est une colle ! Je dois jeter un coup d’oeil sur mon manuel, heureusement ouvert à la bonne page, pour trouver la réponse.
– Heu… parce que la rouille est un corps poreux constitué essentiellement d’oxyde ferrique hydraté.
– Merci, M’sieur.
Je suis persuadé que dans son esprit, Enguerrand Dognon, a retenu qu’il s’agit de « cidre féerique raté ». Mais bon, l’intention est bonne. Jivaro a enfin vidé les lieux sans faire de commentaires désobligeants.
– M’sieur, c’était un sourd et muet le type au fond de la classe ?
– Non, et en plus il sait écrire.
Et même parfaitement écrire. « Non-respect de la ligne définie dans les textes officiels, tutoiement généralisé des élèves témoignant un manque de respect envers les élèves, manipulation des élèves afin qu’ils posent systématiquement des questions… »
Ce n’est pas cette fois que j’obtiendrai une note administrative supérieure. Je signe le rapport concocté par l’inspecteur, signe que j’en ai pris connaissance. Je renonce à « saisir la commission administrative paritaire par la voie hiérarchique » comme il était précisé à la fin du rapport de deux pages. Jivaro serait bien capable de se porter volontaire pour finir le travail.