Les plus anciens d’entre nous doivent certainement s’en souvenir, mais certains des plus jeunes aussi. Jusqu’en 2008, en effet, la Française des Jeux versait une partie de ses gains à la Fondation des « Gueules cassées », une association créée en 1921 « par trois grands blessés de la face pour venir en aide à leurs camarades blessés au visage, défigurés, abandonnés de tous et sans ressources ».
Et la Loterie nationale organisait régulièrement des tirages des « Gueules cassées ». Pourquoi je vous parle de cela ? Il me semble que le parallèle avec notre métier n’est pas si idiot.
Remontons le temps avec la description des moments terribles de la Grande Guerre. Je n’ai pas cherché très loin et Wikipédia nous explique le contexte : « L’expression « gueules cassées » désigne les survivants de la Première Guerre mondiale ayant subi une ou plusieurs blessures au combat et affectés par des séquelles physiques graves et des syndrome de stress post-traumatique. »
On pourrait dire des DSI, en quelque sorte survivants de la « Grande Guerre contre le cloud », qu’ils ont subi des blessures sérieuses (à leur amour-propre) et qu’ils sont également affectés par des séquelles graves. Car la dépression nous guette : ne passons-nous pas pour des parias auprès des directions générales, des pestiférés auprès de nos utilisateurs, voire des incompétents notoires auprès de quasiment tout le monde. Si ce ne sont pas des séquelles graves, je ne sais pas ce qu’il vous faut ! Autre fait historique : « Proportionnellement à sa population, la France est le pays où les pertes ont été les plus importantes. » Je m’en doutais. Nous avons la poisse…
Heureusement pour eux, les « Gueules cassées », mutilés de guerre, ont été pris en charge : « Afin de réparer les dégâts physiques de la guerre, des centres sont ouverts pour proposer des méthodes de camouflage ou de réparation des visages abîmés. » Mais nous ? Question « méthode de camouflage », c’est vrai, nous ne sommes pas trop mauvais, surtout pour planquer quelques budgets ou dissimuler quelques mauvaises nouvelles. Mais la réparation de nos frêles visages abîmés par le poids des responsabilités n’est pas aisée. L’autre jour, plusieurs collègues des directions métiers, tout fiers de leur pouvoir de s’adresser directement à des fournisseurs sans passer par nous, ont voulu faire un trait d’humour (une page entière ils ne peuvent pas, alors c’est juste un trait, reflet de l’épaisseur de leur sens de l’à-propos), et nous ont invectivés en rigolant par un « Rendez-vous, la DSI, vous êtes cernés ! », j’avais envie de leur répondre que ce sont surtout nos yeux qui sont cernés… Et de leur rétorquer également que pour le stress post-traumatique c’est plutôt de leur côté qu’il faut regarder. Ce stress se manifeste en effet par des « tremblements incessants, des crises de terreur à l’évocation d’un fait ou la vue d’un objet rappelant la vie au front, des hallucinations et de la folie. » Toute ressemblance avec des tremblements stratégiques, des crises de terreur à l’évocation des délais de développement d’un projet, la vue d’un business case lourdement plombé, des hallucinations sur le ROI de l’externalisation ou une certaine forme de folie pour s’emparer le premier de la dernière application en SaaS qui vient de sortir serait évidemment fortuite…
Ne demandons pas que l’on nous applique les mêmes méthodes que les « Gueules Cassées ». Je ne suis pas fan de « l’ouvre-bouche » pour étirer les muscles de la mâchoire, de la gouttière de contention pour soutenir les maxillaires, des greffes ostéopériostiques (prélever un morceau de peau pour le replacer ailleurs) ni de la pose de prothèses diverses. Encore qu’un bon « ouvre-bouche » serait utile pour retrouver de l’agilité dans le SI, qu’une non moins bonne gouttière de contention serait intéressante pour garantir un minimum d’innovation ou qu’une greffe de compétences neuves puisse redresser notre pyramide des âges très bancale. En attendant, militons pour que la Française des Jeux réhabilite un tirage spécial pour les « DSI Gueules cassées ». Avant que nos SI ne soient « défigurés, abandonnés de tous et sans ressources », comme le disait l’illustre Colonel Picot. C’est pour une œuvre…