Une fois n’est pas coutume : cette chronique a été écrite par mon boss, Pierre-Henri Sapert-Bocoup, ci-devant PDG de Moudelab & Flouze Industries. J’ai enfin réussi à lui expliquer la création de valeur par le SI ! Ce ne fut pas une mince affaire, mais il a tenu à raconter lui-même dans quelles circonstances…
« Et la lente caravane avançait toujours, accompagnée par le tintement des clochettes, accrochées aux harnais des mules. La route déroulait ses méandres sur la morne lande de l’Est de la Drasnie. J’aime consacrer, chaque jour, après le déjeuner, une quinzaine de minutes à lire des œuvres de science-fiction. Je viens de commencer la lecture du vingt-et-unième chapitre de « La Tour des maléfices », le tome IV de la Belgariade, œuvre de science-fiction de David Eddings, lorsque Olivier Séhiaud, le directeur des systèmes d’information, s’annonce, via mon assistante.
- A quel sujet ?
- Le nouveau schéma directeur des systèmes d’information, m’informe-t-elle.
- Ah ?
- Il dit que c’est le document que vous lui aviez demandé.
- Ah ?
C’est le cas, mais il me faut quelques secondes pour passer de la « morne lande de l’Est de la Drasnie » à mon bureau, tout aussi morne d’ailleurs. J’ai effectivement exigé de tous mes cadres siégeant au comité de direction qu’il me fournissent un document présentant la stratégie de leur direction à un horizon de trois ans. Cet exercice a, pour moi, un double avantage.
D’une part, cela oblige mes collaborateurs les plus directs à réfléchir sur leurs fonctions autrement qu’avec une vision à très court terme. D’autre part, cela me donne des idées, que je manque pas de resservir aux actionnaires et aux membres du conseil d’administration. Histoire de passer, une fois de plus, pour un créatif que, je vous rassure, je ne suis pas. Olivier Séhiaud n’a pas un caractère facile, c’est le moins que l’on puisse dire. Son credo : le système d’information est le pilier de la compétitivité de Moudelab & Flouze Industries. On lit ça dans toute la presse mais, pour moi, cela n’a guère de sens ! Comment un ordinateur ou un logiciel, vendus à des millions d’exemplaires dans des millions d’entreprises, constituent-ils des « piliers de la compétitivité » de l’entreprise ? J’avoue que j’ai du mal à comprendre comment des objets banalisés, standardisés, bref des produits de masse, puissent remplir cette fonction. On me parle des ERP, ces progiciels intégrés, en insistant sur le levier de compétitivité qu’ils vont nous apporter : mais lorsque toutes les entreprises d’un secteur en sont équipées, où est l’avantage compétitif ? Comme si on nous expliquait qu’un PDG qui a une Peugeot 607 est plus compétitif qu’un autre qui aurait la même 607, d’une couleur différente… Foutaises que tout cela !
- Alors, ce schéma directeur, mon cher Séhiaud, comment va-t-il doper notre compétitivité ?
Volontairement, mon ton est ironique. Il s’assoit sur l’une des chaises près de la grande table de réunion qui jouxte mon bureau. « Il va me refaire son numéro », me dis-je, m’estimant coupable de lui avoir demandé ce lourd travail.
A mon grand étonnement, il n’a pas amené des dizaines de transparents, des centaines de pages de tableaux de chiffres et de multiples descriptions des architectures technologiques.
Au lieu de ce fatras auquel il m’a habitué, comme tous les ingénieurs en informatique très fiers de leurs qualifications (je l’ai quand même recruté pour cela), il me présente une note de synthèse de cinq pages qu’il me laisse le temps de parcourir.
Ensuite, je lui demande de préciser ses arguments. Olivier Séhiaud parle pendant quinze minutes. A ma grande surprise, il n’utilise pas de jargon technique mais insiste sur l’analogie entre les technologies de l’information, la musique et la cuisine.
- Prenez deux chefs d’orchestre et donnez-leur des outils standardisés : pianos, violons, cuivres, percussions… Faites-leur jouer la même partition. Croyez-vous, cher Président, que le résultat sera totalement identique ?
- Heu… non, réponds-je.
En tant qu’amateur de musique classique, je ne peux qu’approuver : les interprétations d’une même symphonie sont tellement différentes selon les chefs d’orchestre !
- Un CIO ressemble à un chef d’orchestre, ou à un chef cuisinier qui, avec des ingrédients disponibles pour n’importe quelle ménagère, parvient à élaborer des plats fabuleux qui séduisent des consommateurs, poursuit le DSI.
- Certes, acquiéscé-je.
- C’est cela, la valeur business ! mon cher Président.
Il m’a finalement convaincu…