Prédictions en kit

En ce début d’année, nous sommes abreuvés de prédictions de la part des fournisseurs et des cabinets d’analystes. A force de les multiplier, les magazines que lit mon DG, en particulier son hebdomadaire favori Les-échos-de-la-Tribune-avec-plein-de-Challenges, les ont également évoqué.

Cela n’a, hélas, pas loupé :
– Mon cher Séhiaud…
En général, lorsque mon DG m’apostrophe de cette manière au détour d’un couloir, c’est que les emmerdements ne sont pas loin…
– J’ai vu que les cabinets Gare-à-tes-Nerfs et ForrestGartData ont publié leurs prédictions pour l’année qui vient. Ça serait bien si vous pouviez présenter à notre prochain Comex vos propres prédictions, après tout vous êtes un expert ! Nous serions ravis de vous entendre exposer votre vision prospective.

Je ne lui fais pas dire. Quant au « Ça serait bien que… », inutile de lire entre les lignes, ça signifie : « Tu as intérêt à te bouger pour faire ce que je te dis… ».

Comment faire ? Après quelques minutes de désarroi, durant lesquelles je me suis vraiment demandé comment faire pour concocter une présentation suffisamment sérieuse sans consacrer trop de temps à la préparer (car j’ai vraiment autre chose à faire…), je me suis donc attelé à cette tâche et, au final, le Comex a été plutôt impressionné. Je peux vous révéler, si vous vous trouvez face à une telle demande de votre direction générale, comment faire pour paraître un super expert, même dans des domaines que vous ne maîtrisez pas. Il suffit en réalité de se baser sur les vraies prédictions diffusées par les fournisseurs.

Règle n° 1 : prolongez la tendance, ça ne vous coûte rien et ça se produira forcément. Exemple, ce que prévoit Virtustream, une filiale de Dell : « En 2018, des avancées majeures ont modifié de manière significative la trajectoire du cloud, pour en faire un levier encore plus important des stratégies informatiques que déploieront les entreprises en 2019. De plus en plus d’applications historiques, de charges de travail complexes et de charges de travail critiques vont être transférées dans le cloud. En 2019, la technologie au sens large continuera de se démocratiser massivement. »

Règle n° 2 : maîtrisez l’effet Barnum, du nom du créateur de cirque réputé pour ses talents dans la manipulation des spectateurs. Ce principe repose sur un biais cognitif qui conduit un individu à accepter une vague description de la personnalité comme s’appliquant spécifiquement à elle-même. Par exemple, nous explique l’éditeur Couchbase : « En 2019, nous verrons une forte augmentation du nombre de solutions d’analyse opérationnelle en cours de conception et de déploiement. L’IoT et le secteur manufacturier seront à l’origine d’une grande partie de cette demande, mais des secteurs tels que le retail, la banque et les télécommunications commenceront également à se tourner vers l’analyse opérationnelle. » Si l’analytique est pour tout le monde, il est certainement pour nous…

Règle n° 3 : osez le jargon, mais juste assez pour se positionner comme l’expert qui sait tout. Exemple, nous prédit Netapp : « Les technologies de conteneurisation, telle que Docker, continueront d’être pertinentes, mais le standard de facto pour le développement d’applications multi-cloud sera Kubernetes. Le plus intéressant est que les nouvelles technologies d’orchestration s’appuyant sur les conteneurs dans le cloud permettront le développement d’applications hybrides dans le cloud. » Si avec ça, le Comex ne vous considère pas comme un puissant visionnaire technologique…

Règle n° 4 : faites frissonner votre auditoire, il adore ça en général, se croyant à l’abri de tous les malheurs du monde. Exemple, la prédiction de Tufin, éditeur de solutions de sécurité, selon laquelle : « En 2019, nous assisterons à des cyberguerres intestines, où des groupes de pirates s’attaquent les uns les autres pour s’approprier les ressources de leurs adversaires. Des botnets de mining de cryptomonnaies vont être dirigés vers les entreprises détentrices de données financières. » En général, c’est silence dans la salle…

Règle n° 5 : multipliez les évidences que personne ne contestera. Exemple : Kevin Mandia, CEO de Fireye, qui, dans ses « prédictions pour 2019 et au-delà », anticipe « un manque persistant de ressources en sécurité ». Ajoutez-y les ressources en chefs de projets, Data Scientists et autres développeurs pointus, et le tour est joué ! Vous voilà aussi visionnaire que votre DRH (qui applique la même technique…).

Dernière règle (ça pourrait être vraiment la dernière que vous appliquerez, si vous la ratez..) : si vous avez l’esprit joueur, osez les prédictions chiffrées. Soit vous inventez les données, comme certains « analystes », qui ne se foulent pas trop pour vendre à leurs clients ce que ces derniers ont envie d’entendre, sans perdre de temps à interroger des milliers de managers. Soit faites comme moi : j’ai dans mon bureau une boîte, dans laquelle j’ai placé des papiers avec des chiffres. Figurez-vous que quand je les tire au sort pour illustrer une tendance, c’est parfaitement crédible. Comme quoi je pourrais toujours me reconvertir comme analyste-vétéran senior chez Gare-à-tes-nerfs !