L’Éducation nationale se caractérise par d’énormes gâchis. Non pas ceux que l’on retrouve régulièrement dans la presse, avec des articles du style « Des milliers de profs sans affectation », « Les profs français, champions d’Europe du plus faible nombre d’heures de cours », ou encore « 28 654ème grève des profs ». Non, il existe un gâchis que je m’attache particulièrement à résorber : celui des manuels scolaires. On oblige les élèves, non seulement à les acheter, lorsqu’ils ne sont pas fournis par l’établissement scolaire, mais, surtout, à les porter presque tous les jours. Et l’on voudrait que l’on n’en utilise pas le contenu ? Optimisons les investissements publics : les élèves pourvus de manuels doivent les utiliser. De gré ou de force, suis-je tenté d’ajouter.
– Tu as raison, m’a dit Édouard Deycaud, écologiste dans l’âme, mais davantage préoccupé par le poids du papier et la quantité d’arbres abattus que par le service rendu aux élèves par les manuels.
Mon principe pédagogique est simple et clair : le manuel, rien que le manuel. Une telle approche présente de nombreux avantages. D’abord, cela réduit considérablement le temps de préparation des cours. Ensuite, les élèves s’y retrouvent largement : le temps gagné à prendre moins de notes est ainsi dégagé pour la participation en classe, du moins en théorie. Enfin, le cours est minuté très précisément. Deux pages à la demi-heure et le cours est dans la boîte (crânienne des élèves). Et à la fin de l’année, inutile de dire que le programme est entièrement traité. Nous sommes là pour ça et les parents d’élèves ne sont jamais les derniers pour nous le rappeler à chaque réunion.
– Comment es-tu certain de finir le programme ? demande Victor Taugrafe, le prof de français, inquiet devant l’ampleur de la tâche.
– Simple, lui répondis-je, je divise le nombre de pages du manuel par le nombre d’heures de cours (j’ajoute 10 % pour tenir compte des impondérables) et le tour est joué !
– Moi, le manuel, je le feuillette et je le range la plupart du temps : je préfère que les élèves maîtrisent les auteurs directement à partir des oeuvres originales, en texte intégral, pas en parcourant des maigres extraits plus ou moins bien choisis.
Je peux comprendre qu’en français ou en histoire-géographie, les profs procèdent différemment pour transmettre leurs savoirs. Mais en physique-chimie, c’est comme dans les facs de droit : il suffit d’apprendre par coeur pour acquérir des connaissances. La physique-chimie, c’est d’ailleurs comme un code pénal : il y a les lois à connaître. Celui qui les connaît peut les appliquer.
Un psychanalyste trouverait certainement dans mon attitude et, surtout, dans mon choix de la physique-chimie, des désirs refoulés de fainéant congénital. Et, dans ma quasi-obsession de suivre la ligne du manuel, un relent de mon enfance dans une banlieue communiste…
Avec le manuel, plus besoin de séquencer mon cours, c’est tout prêt ! Du kit à l’état pur ! De même, je n’ai plus besoin de me poser les questions classiques « que doivent savoir mes élèves ? » et « qu’est-ce que je veux que mes élèves fassent ? », comme on nous le serine à l’IUFM. Les auteurs du manuel se les sont posées pour moi. Très pratique lorsque mes gènes de la paresse reviennent s’installer douillettement dans un coin de mon cerveau. Quant aux exercices, ils sont très bien faits dans les manuels, inutile de se torturer les méninges pour en inventer d’autres.
J’ai donc appliqué ma méthode durant deux trimestres lors de ma première année au collège de Vatexibé-sur-Seine. Au début, les élèves sont tous très attentifs, enfin, toutes choses égales par ailleurs, comme on dit, c’est-à-dire lorsque l’on enlève les cancres, les excités, les amorphes et les débiles légers. Puis, certains indices me laissent penser que ma méthode n’est pas la bonne. D’abord, l’absentéisme a curieusement progressé dans mes classes, de même que la proportion d’élèves arrivant en retard à mon cours. Mes multiples avertissements dans les carnets de correspondance des responsables n’y ont rien fait : à croire que les parents sont devenus complices de leurs rejetons ! En outre, les notes se sont élevées de façon anormale. Au début, je n’y ai pas pris garde, pensant que le niveau de mes élèves s’était précisément élevé grâce à mon approche pédagogique. Après tout, des manuels bien faits font des têtes bien faites !
– Je suis content de vous, leur ai-je même dit lors de la remise de l’un de leurs devoirs à la maison.
– Tu leur as vraiment dit ça ? Tu ne t’es donc pas aperçu qu’ils ont évidemment tous triché ? demande Alain Phaucyte, toujours prompt à voir dans le comportement des élèves un complot ourdi contre les enseignants et à qui je raconte la scène.
Il a raison : j’ai découvert que les résultats des exercices du manuel de physique-chimie ont fait l’objet d’enchères sur Internet de la part des élèves des années précédentes. Sur l’échelle de Cossard qui mesure l’intensité du poil dans la main soumis à une force flemmardo-paresseuse, j’ai trouvé plus fort que moi.