J’ai entendu dire que le patron de la chaîne hôtelière Accor avait mis en place un Shadow Comex, avec des jeunes de 25 à 35 ans, afin de disposer d’un point de vue différent de celui des plus de cinquante ans, qui composent la majorité de son vrai Comex.
En voilà une bonne idée ! J’ai voulu m’en inspirer et adopter la même approche pour mes comités de pilotage. Non pas que nous ayons de vieux croulants à nos comités de pilotage de projets, la moyenne d’âge est plutôt raisonnable : 44,678 ans, d’après mes calculs.
Mais, souvent, nos comités de pilotage sont soporifiques. Les participants, qu’ils soient issus de la DSI ou des métiers, ne viennent que parce qu’ils y sont obligés et ont hâte de partir vaquer à leurs occupations, pour ceux qui en ont, ou de faire semblant, pour ceux qui croient que l’on ne s’est pas aperçu de leurs problèmes chroniques de productivité… Même nos chers fournisseurs y viennent à reculons, alors qu’ils devraient en profiter pour nous placer d’autres consultants, nous faire signer des avenants pour nos contrats existants ou nous fourguer d’autres upgrades de logiciels.
Comme l’on ne peut raisonnablement pas supprimer les comités de pilotage de projets et que l’on ne peut continuer à s’y ennuyer, j’ai constitué mon Shadow Copil avec des élèves d’une classe de troisième d’un lycée de Vatexibé-sur-Seine, dont je connais le proviseur. Réticent au départ, je l’ai quand même convaincu, en lui vantant les mérites d’une immersion en entreprise pour ses élèves, de la possibilité de se frotter à la vraie vie professionnelle, de travailler en groupe et de se perfectionner en analyse de chiffres, voire en orthographe (le petit jeu qui consiste à débusquer les fautes d’orthographe dans les cahiers des charges a eu énormément de succès…). « C’est une vraie innovation pédagogique dont votre directeur d’académie vous attribuera tous les mérites », lui ai-je affirmé.
Le principe est simple : je soumets aux douze jeunes membres « Digital natives » de mon Shadow Copil tous les documents que le vrai comité de pilotage doit étudier. Évidemment, ils ne sont pas obligés de tout lire, je leur fait un résumé du « pourquoi du comment du quand avec qui » et je suis preneur de leurs commentaires et de leurs interrogations. L’idée est de faire remonter des points de vue décalés, des jugements issus d’un œil neuf, des rapprochements inattendus ou des conclusions auxquelles on ne serait pas forcément parvenu avec un comité de pilotage classique.
J’avoue que je suis très satisfait du résultat. Je vous livre quelques remarques qui me semblent particulièrement pertinentes. Hélas, on ne peut les exprimer lors des comités de pilotage sans froisser au moins les trois-quarts des participants. Mais ce sont autant de bonnes questions que l’on aimerait poser…
– « C’est qui le bouffon d’éditeur de logiciels qui veut te soutirer 500 000 euros ? T’as quoi en échange ? J’espère que c’est de la bonne… » C’est vrai que les jeunes ont le sens de la valeur et ne donnent rien sans rien…
– « Pourquoi on comprend rien de ce qui est écrit ! » Bonne question, il faudra que l’on fasse un effort, question jargon…
– « C’est quoi comme langage que vous utilisez ? C’est pas du français. Ou alors j’ai raté un truc… » On a tendance à penser que tout le monde comprend nos sigles…
– « Il veut en venir où le type qui a écrit sur le gros document qui s’appelle « projet de modernisation du CRM transversal de la transformation numérique associée aux bases de données legacy » ? » Un projet qui ne servirait à rien avec un ROI hypothétique ? Cela relève évidemment de la science-fiction.
– « Pourquoi vous acceptez des projets, alors qu’il y a plus de sous dans la caisse ? » Les jeunes ont aussi le sens de l’argent, même s’ils seraient prêts à aller dépouiller un métier pour lui voler son budget IT.
– « Si je mets autant de temps à écrire une dissertation que vous à boucler un projet, j’me fais tuer par le prof de français ! » Mon Shadow Copil a bien résumé la contrainte des délais…
– « Pourquoi le chef de projet responsable de l’avoir planté, on le sanctionne pas ? Il n’a pas un zéro pointé ? Ou alors il a fayoté auprès de son chef, ce boloss… » L’art et la manière de gérer les ressources humaines : une discipline que personne ne semble maîtriser, surtout pas les DRH…
– « Hé, le consultant de Meyer Saynou Lemeyer, il a le swag ! C’est louche, avec son look de ouf et ses chaussures pointues, il est pas tranquille, lui, il s’la pète trop, avec ces slaïdes… » Les jeunes savent toujours reconnaître les imposteurs…
Évidemment, les participants à mes comités de pilotage n’ont jamais su que des beaucoup plus jeunes qu’eux avaient mis le nez dans leurs affaires. Officiellement, je leur ai expliqué que le focus sur les délais, sur le ROI, le respect des budgets et la productivité n’étaient que des bonnes pratiques qu’ils avaient un peu oubliées… Et que même un enfant de cinq ans pourrait formuler. Tiens, ça me donne une autre idée : je vais réitérer l’expérience Shadow Copil avec des classes maternelles… Parce que, parfois, mes comités de pilotage ressemblent fort à des cours de récréation !