Vincent Poursan était encore une fois au fond de la classe, entouré de sa bande, en l’occurrence ses trois acolytes. Tous quatre ne s’éloignent jamais de plus de dix mètres les uns des autres. Lui, c’est ce qu’on appelle un élément perturbateur. La répartition d’une population quelconque, selon n’importe quel critère, répond à une courbe de Gauss : 80 % des éléments au milieu et 10 % de chaque côté, les meilleurs et les moins bons. La structure d’une classe obéit logiquement à la même loi lorsqu’il s’agit de répartir les élèves entre les très bons, les cancres et ceux qui sont dans la moyenne-peu-mieux-faire. Le problème est qu’une classe de trente élèves ne constitue pas une population quelconque, loin de là ! On ne nous l’a pas expliqué à l’IUFM, du moins officiellement car, pendant les pauses-café, c’est un des thèmes de conversation privilégiés entre les stagiaires. Il faut bien que les craintes de se retrouver face à des élèves en furie s’expriment…
– Il suffit d’un seul pour casser tout effort pédagogique et rompre la concentration des autres, m’a expliqué l’un de mes co-stagiaires, qui avait déjà fait ses premières armes dans une Zone d’Éducation Prioritaire, que l’on a baptisée les « Zozos En Pagaille ». Comme cela ne suffisait pas, il a même exercé dans un établissement technique, de ceux réputés les plus difficiles.
– Comment les reconnaît-on ? demandai-je.
On m’explique alors qu’il faut observer deux choses. D’abord, l’habillement.
– Plus la proportion de casquettes de grandes marques est importante dans ta classe, plus le potentiel d’emmerdeurs sera élevé. Si c’est combiné avec des pantalons baggys, c’est bingo, tu n’y échappes pas !
Le second critère, ajoute-t-il, c’est le comportement et le langage. Nous en avons déduit une règle simple qui n’a rien de scientifique mais qui a le mérite d’exister : au-delà de 2,5 grossièretés à la minute, on a affaire à un fauteur de troubles.
Ces principes, j’ai pu les vérifier au quotidien dans ma classe de troisième verte. Des casquettes vissées de travers sur des tignasses tout aussi de travers concernent presque un quart de mes élèves. Des gros mots ? Un langage ordurier plutôt. Limite brutal. Ma propre statistique fait état de 3,1 à la minute. Je suis au-dessus de la moyenne, donc particulièrement vulnérable. Des pantalons baggys ? On pourrait y mettre une poule à couver, comme on dit dans ma campagne bretonne natale.
Vincent Poursan et ses acolytes cumulent évidemment toutes ces caractéristiques. Avec ses « potes », ils m’ont tout fait. Un jour, ils ont incendié une poubelle. C’est un sport très prisé au collège de Vatexibé-sur-Seine, mais eux, ils détiennent la pole position. Heureusement, prévoyante, Josette Trouet a triplé le nombre d’extincteurs dans l’établissement.
Un autre jour, ce sont des bruitages divers qui perturbent mon cours : du cri strident du dauphin au caquètement de la poule pondeuse, en passant par le barrissement de l’éléphant d’Asie, ils m’auront tout fait : la basse-cour, le zoo, la savane africaine, le poulailler, sans oublier la jungle amazonienne. Je ne parle pas de la sonnerie trafiquée qui, à trois reprises, a retenti quinze minutes avant la fin du cours, semant une belle pagaille lorsque tous les élèves se sont levés en même temps pour se ruer vers la sortie.
Au quotidien, je subis une succession d’insultes, de gestes obscènes et, surtout, l’attitude qui consiste à refuser de s’asseoir pendant les dix premières minutes, histoire de marquer leur territoire, sans doute. Pourquoi se plaindre ? Ils seraient capables d’uriner autour de leur chaise… Lorsque, finalement, ils obtempèrent, c’est pour refuser de prendre des notes.
– J’suis fatigué, M’sieur, me disent-ils systématiquement.
Cette réponse presque polie se comprend en réalité comme « ne m’emmerde pas avec ton cours, j’en ai rien à battre, connard ! »
Que faire ? J’ai tenté toute la panoplie à notre disposition : exclusion ponctuelle d’un élève, heures de colle à répétition, information aux parents, renvoi définitif, convocation du conseil de discipline et de la commission de la vie scolaire. Même le médecin scolaire et l’assistante sociale ont été mis dans le coup, pour vérifier si mes élèves perturbateurs ne se seraient pas subitement ramollis du bulbe. Mais pour Josette Trouet, il fallait, je cite, « donner une chance à ces élèves qui ont un bon fond ».
En attendant d’instaurer au collège des Myosotis l’équivalent du permis à points, comme il existe dans d’autres établissements, nous avons quand même réussi à pratiquer une opération chirurgicale qui a consisté à enlever les tumeurs-cancres du corps éducatif sain en appliquant une bonne dose d’exclusions définitives. Josette Trouet, qui n’avait jamais osé frapper un grand coup, s’est en effet décidée en découvrant le blog Internet de plusieurs élèves de troisième jaune, dans lequel, outre les blagues salaces la mettant personnellement en scène, figurait une photo trafiquée la représentant nue en compagnie de tous les profs masculins, eux aussi dans le plus simple appareil. Une oeuvre intitulée finement : Josette au pays des merveilles… Tout un programme !