Le psy qui sommeille

Cela fait plusieurs jours que l’une de mes élèves, Prudence Avélélou, n’est pas dans son assiette. Ses deux dernières interrogations écrites se sont soldées par des notes inhabituelles. Presque catastrophiques (un huit et un dix et demi), pour elle qui flirte avec les treize-quinze. Je ne m’inquiète pas outre mesure. Nous sommes à la fin du premier trimestre, période la plus difficile et la plus fatigante pour les élèves. La plupart d’entre eux subissent une baisse de régime qui se traduit dans les performances scolaires au second trimestre. Prudence Avélélou semble toutefois plus affectée.

Est-ce l’effet de l’hiver particulièrement rude ? Un événement familial dramatique ? Les divorces et les décès font hélas des ravages dans les classes. Souvent, ce n’est que passager. Prudence ne participe plus en classe, elle qui ne manque jamais une occasion de se manifester. Je peux concevoir que la partie du cours que nous traitons actuellement, en l’occurrence les oscilloscopes, ne soit pas des plus passionnantes pour des élèves de troisième, mais tout de même…

Que faire ? On nous serine, durant notre formation, toutes les actions que nous n’avons pas le droit de faire : par exemple toucher les élèves, fouiller leur cartable, leur envoyer des e-mails, et on m’a surtout déconseillé de m’isoler avec un élève pour le faire parler de ses problèmes, surtout si c’est avec une élève. Une plainte pour harcèlement est si vite arrivée !

– Tout va bien, Prudence ? demandai-je, un jour, alors que le cours vient de se terminer et qu’elle sort parmi les dernières.

– Oui, Monsieur, tout va bien, se contente-t-elle de répondre.

Je note une légère hésitation dans sa réponse. Il est difficile pour elle de répondre franchement à une question personnelle alors que quelques paires d’yeux et d’oreilles ne manquent pas une miette de ce qui se passe. Pour moi, il est impossible de relancer avec une question comme « et si on parlait sérieusement de ton problème ? Je peux t’aider » : les quelques élèves qui sont encore là ne manqueraient de se gausser de ce qu’ils considèrent comme une tentative de drague caractérisée. Consultés, mes collègues, dans leurs disciplines respectives, n’ont rien remarqué d’anormal.

– Rien n’a changé, me confie Jean Siyoussoun, le prof d’anglais.

Je ne me suis pas résolu à convoquer les parents, ni à envoyer Prudence vers Christelle Paite-Léplon, la psychologue scolaire. J’imagine leur tête, leur expliquant que deux notes anormalement faibles suffisent à les faire convoquer d’urgence pour leur demander si, entre eux, tout va bien et qu’il n’est pas question de divorce, ou de vérifier si leurs grandes-tantes sont toujours bien vivantes. Ils me prendraient pour un dingue, prompt à tirer le signal d’alarme au moindre signe. Si, en plus, on leur explique que tout va bien dans les autres matières, je suis bon pour l’asile ou pour une seconde inspection afin de vérifier que je ne suis pas sujet à des crises de maniaco-parano-dépression aiguë susceptibles d’atteindre de plein fouet le bulbe rachidien des élèves et de leur carboniser les nerfs glosso-pharyngiens.

Le seul moyen d’en savoir plus consiste à me trouver seul dans le couloir avec Prudence Avélélou. De façon fortuite bien sûr. J’en suis persuadé : les situations qui sont en apparence le fruit du hasard mais qui sont mûrement préparées par l’un des protagonistes font totalement illusion sur les autres. Il ne me reste qu’à attendre le moment propice.

Il arrive deux semaines plus tard. Je viens de finir mon cours sur la codification des résistances électriques à l’aide d’anneaux colorés : même moi, je me suis presque assoupi, c’est dire la profondeur du sujet, mais il faut bien le traiter. « C’est dans les textes officiels », comme dirait l’inspecteur de l’Éducation nationale Jivaro.

Cette fois, Prudence Avélélou sort la dernière, simplement parce que je suis devenu le roi du timing : j’ai pris soin de la faire venir au tableau exactement quatre minutes et trente-deux secondes avant que la cloche ne sonne la fin du cours. Juste le temps qu’il faut pour résoudre l’exercice, facile pour qui connaît son cours. En même temps, j’ai anticipé le rangement de mes propres affaires. D’après les calculs, le temps que Prudence retourne à sa place, fourre ses affaires dans son sac à dos et revienne vers la porte, ses camarades auront eu le temps de parcourir au moins une centaine de mètres, d’autant que c’est l’heure du déjeuner et que la cantine connaît vite une affluence record. Même question, même réponse : « Tou… Tout va bien, Monsieur », dit-elle en accélérant le pas.

Sa meilleure amie et voisine de table, Flavie Tavi, revenait à ce moment-là sur ses pas, ayant oublié sa trousse dans la classe.

– J’ai l’impression que Prudence n’est pas dans son assiette. Je m’inquiète de ses résultats, lui dis-je.

– Ah ? Vous ne savez donc pas ? Elle est amoureuse.

Ce n’était donc que ça…

– De vous… ajoute-t-elle.