Cela devait arriver. La situation financière du groupe s’est fortement dégradée depuis trois trimestres. En outre, le rachat de Samarch & Faure a plombé la trésorerie. Il n’en faut pas plus à Pierre-Henri Sapert-Bocoup pour envisager, sous la pression des actionnaires, un plan social, ou de « sauvegarde de l’emploi » pour parler entrepreunarialement correct.
La DRH a déjà utilisé tous les outils du « manuel du parfait DRH » : chômage technique, non renouvellement des contrats à durée déterminée, coupes dans les contrats des consultants, politique de réduction des frais généraux, quelques préretraites, report des augmentations de salaires, gel des investissements non stratégiques. Cela n’a évidemment pas suffi… Nous voilà donc parti pour une longue négociation sur ce PSE (Plan de sauvegarde de l’emploi) qui s’annonce sévère. On s’attend à ce que les effectifs soient réduits de 10 à 15%. Toutes proportions gardées, c’est presque pire que la guerre de 14-18 comme hécatombe ! Déjà que nos militants ne sont pas nombreux, on risque d’en perdre un paquet dans la bataille.
A la Fédération départementale de la FUC, on m’a donné une fiche pratique d’une page recto intitulée sobrement : « trucs et astuces pour négocier un PSE ». En clair : comment ne pas se faire arnaquer par la direction.
– Avec ça, tu ne perdras pas la face vis-à-vis des salariés, m’a confirmé Serge Levisse, l’un de mes interlocuteurs à la fédération.
Un PSE ressemble à une voiture. Comme on vérifie le niveau d’huile, la pression des pneus et l’éclairage sur sa voiture avant de partir en vacances, il faut s’assurer que la loi est respectée, notamment la consultation du comité d’entreprise et les obligations de proposer des mesures de reclassement. La fiche pratique nous donne tous les articles de loi à connaître et les principales dispositions à respecter.
Lors du comité d’entreprise extraordinaire au cours duquel la direction nous annonce la mauvaise nouvelle, elle nous explique vouloir faire « tout son possible pour que le plan de sauvegarde de l’emploi se déroule dans de bonnes conditions ». Connaissant Sapert-Bocoup, j’ai presque lu dans ses pensées : « profitons de l’aubaine pour virer tous les inutiles, gêneurs, fortes têtes et autres improductifs ». Son petit sourire en coin ne trompait pas.
Nous nous opposons évidemment à tout plan dit social au nom de la lutte contre «la casse de l’outil industriel et la politique patronale au mépris des travailleurs qui font l’objet d’une attaque sans précédent ».
– Il faut créer des emplois au lieu de les détruire, a ajouté Henri Caumassiasse.
– Nous proposons des mesures de reclassement généreuses comme la loi nous y oblige, répond Pierre-Henri Sapert-Bocoup.
A croire que lui aussi dispose de sa petite fiche pratique labellisée Medef pour sortir les bonnes formules au bon moment, histoire de rassurer les représentants du personnel. La générosité de la direction de Moudelab est loin d’être totalement désintéressée. Pour Sapert-Bocoup, il vaut mieux annoncer aux actionnaires une très mauvaise nouvelle une seule fois, sans lésiner sur les moyens. Et puis cela permet de désamorcer l’hostilité des salariés, donc d’affaiblir le discours syndical.
– La direction les achète avec des cacahuètes ou de la verroterie et ils sont contents ! tempête Henri Caumassiasse pour qui les mesures de reclassement proposées se résument à de la corruption de travailleurs.
La FUC et le SOT ont évidemment décidé de contester le plan de sauvegarde de l’emploi. Car les mesures proposées, si elles respectent scrupuleusement la loi, nous semblent totalement iniques. Le reclassement interne dans une même catégorie d’emplois ? Il se résume à des propositions dans notre nouvelle usine asiatique… à 50 euros par mois ! « Les emplois sont strictement équivalents », nous assure la DRH. Des créations d’activité nouvelles ? Il est envisagé la création d’une filiale spécialisée dans l’emballage cartonné pour maîtriser nos approvisionnements, mais avec des emplois sous qualifiés aux cadences infernales. Le reclassement externe ? Les seuls accords proposés concernent une porcherie industrielle à cent kilomètres de Paris et une jardinerie non moins industrielle. « Au moins vous serez au vert », nous a dit, sans rire, Hubert Henron. Le soutien à la création d’activités nouvelles par les salariés ? La prime de 1500 euros permet tout juste de payer les premières factures de l’Urssaf. Quant aux actions de formation, on a déjà fait le plein entre les « mises à niveau en bureautique rétroactive » et les stages destinés à « maîtriser les nouveaux paradigmes du développement personnel par le coaching dynamico-fonctionnel à pédales».
– La direction ne veut pas changer une ligne de son PSE, aucune de nos propositions alternatives n’est retenue, c’est inacceptable ! s’écrie Henri Caumassiasse.
– Il nous faut saisir le médiateur, suggérai-je.
C’est le conseil qui figure en bas de la page de mes « trucs et astuces pour négocier un PSE ». Ce fut, hélas, sans aucun effet.
– Avez-vous lu l’article L. 432-1-3 du code du travail, modifié par la loi de modernisation sociale de février 2002 ? me demande la DRH.
– Non, avouai-je.
– Vous auriez du : « la saisine du médiateur a lieu au plus tard dans les huit jours suivant l’issue de la procédure d’information et de consultation ». Echec et mat, mon cher Inebecker.
J’ai dépassé d’un jour la date limite.
Le PSE a été mené à son terme, nous avons quand même arraché un doublement de la prime de départ volontaire. Le guichet ouvert n’a d’ailleurs pas désempli.
Cela m’apprendra à vérifier que la copie de mon bréviaire « trucs et astuces » comporte bien toutes les pages. Sur la dernière, oubliée dans la photocopieuse de la fédération départementale, il était rappelé l’impératif le plus important : respecter les délais de saisine du médiateur…