Les profs sont comme les voitures : ils s’usent facilement et il faut régulièrement passer le contrôle technique pour vérifier que la bête est toujours en état de marche. Dans l’enseignement, cela s’appelle la journée pédagogique. Elle ravit surtout les élèves, qui gagnent une journée de congé. Quant à nous, pauvres enseignants, on s’en passerait bien : outre les discours lénifiants que l’on nous inflige, il faut rattraper les cours. Et j’ai déjà trois heures de retard sur mon programme !
La première journée pédagogique de l’année a lieu un vendredi, dans l’établissement, avec un thème dont nous n’avons pas compris l’intitulé : « Regards sur la structuro-psychologie comparée de l’adolescent à problème, dans un contexte psychosocial anxiogène avec effet collatéral », illustré d’une conférence du professeur Jean Naitanktenveu, suivie d’ateliers pratiques en petits groupes.
– C’est quoi cet intitulé ? Ça ne me parle pas du tout, lançai-je à la cantonade dans la salle des profs.
– En clair, la conf traite des élèves fouteurs de merde, ça te parle mieux ? me répond, hilare, Jean Cerdan-Lengrenage.
– Là, oui.
Il paraît que ce genre de considération métaphysico-psychiatrique est essentielle à « la compréhension du comportement des élèves de notre établissement », dixit Josette Trouet. Nous avons évité de lui demander où elle avait dégotté ce professeur. Un de ses amis, peut-être ? Elle qui est très tournée vers les sciences pédagoccultes, nous ne serions pas surpris. Une rapide consultation d’un moteur de recherche sur Internet, à partir de l’ordinateur à notre disposition dans la salle des professeurs, nous a appris que le professeur en question est un spécialiste renommé des adolescents en difficulté. Espérons qu’il a déjà mis les pieds dans une salle de classe et qu’il ne se contente pas d’inventer des théories fumeuses sur ce qui se passe dans le cerveau de nos chers petits.
Comme on s’en doutait tous et toutes, la conférence du professeur Naitanktenveu est soporifique. Heureusement que sa conférence est programmée en fin de matinée : sinon, c’est la sieste assurée.
J’ai pris une habitude durant mes études : avoir toujours un petit carnet pour noter des idées en vrac. C’est très pratique, cela permet de s’aérer l’esprit lors de réunions interminables et/ou sans intérêt. En feuilletant mon petit carnet bleu, je retrouve une idée que j’avais eue six mois auparavant, soufflée par un de mes amis, consultant senior (il a plus de trente ans !) dans le célèbre cabinet de consulting stratégico-décisionnel Meyer Saïnou Lemeyer : le bullshit bingo. Principe : une grille, comme le loto. Dans les cases ne figurent pas des chiffres mais des mots, tous issus de la plus pure langue de bois. Dans une réunion quelconque, chaque participant coche sa grille lorsqu’il entend un mot répertorié : le premier qui complète sa grille se lève et crie « Bingo ! ». « Tu verras, le principe s’applique à tous les métiers », m’a assuré mon ami consultant, qui l’utilise systématiquement dans ses réunions internes. Nous l’avions testé ensemble avec des amis à partir d’un discours politique de Jacques Chirac : j’ai gagné toutes les manches ! Je me suis toujours levé le premier en criant « Bingo ! ».
J’étais jusqu’à présent sceptique sur la déclinaison du bullshit bingo à notre métier d’enseignant. Mais pourquoi ne pas tenter l’expérience ? Avant que ne débute l’intervention du professeur Naitanktenveu, j’ai identifié les mots les plus communs qu’il va inévitablement prononcer, par exemple : univers mental, travail partenarial, instabilité motrice, imaginaire éducatif, autonomie pédagogique, collaboration dynamico-active… Bref, la panoplie complète de tous ces termes derrière lesquels on peut glisser n’importe quelle signification.
Ma grille de cinq cases sur cinq est enfin prête : il ne reste plus qu’à la remplir. Je me concentre sur le discours de l’éminent professeur Naitanktenveu. En moins de quinze minutes, ma grille est complète. Alors je me lève et je crie « Bingo ! » devant mes collègues médusés. L’éminent professeur a stoppé net son discours. Je ne sais pas ce qui m’a pris ! Me faire remarquer à ce point ! Mon ami consultant m’avait pourtant prévenu : « Tu ne cries bingo que si tu es avec des gens que tu connais bien, sinon, tu passes pour un con ». Bingo pour sa prévision, qui se révèle juste.
Je suis donc dispensé de participer aux ateliers pratiques de l’après-midi pour « mauvais esprit ». Le professeur Naitanktenveu, consulté par Josette Trouet, révèle son diagnostic : je suis atteint, selon lui, du syndrome du PLOUC (Prof Limite Outrancier Usant ses Collègues).
Incurable, paraît-il.