Si vous cherchez la bagarre

Même moi, j’ai été surpris. Pourtant, je m’attends à tout de la part des élèves de troisième. On sait qu’ils sont souvent imprévisibles : malpolis, irrespectueux de l’autorité, pas seulement de la mienne, mais aussi, sympathiques, je le reconnais, même si cela devient de plus en plus rare. Aujourd’hui semble être un bon jour. Il a bien commencé pour moi : les élèves de troisième rose (ceux qui se prennent en pleine figure les quolibets des autres, dans la cour de récréation, rapport à la couleur attribuée à leur classe) ont été attentifs, curieux, bref productifs. Peut-être ont-ils tous pris un solide petit déjeuner, gage de concentration et d’énergie. Et puis la première heure est toujours la meilleure, en classe comme ailleurs… La troisième verte est étonnamment calme. Habituellement, les bruitages (des cris d’animaux jusqu’aux sonorités odorantes au premier rang) accompagnent le début du cours. Cette fois, rien, ou si peu : un seul barrissement d’éléphant, suivi, comme il se doit, par quelques rires bien gras, un tout petit cri d’oisillon et un minuscule rot, réminiscence probable d’un petit déjeuner trop copieux. Je vais leur parler de l’action des acides. Au moment où j’écris au tableau l’équation bilan de la réaction à l’acide chlorhydrique sur le zinc, j’entends un cri perçant.

Julien Hypertex est aux prises avec Kevin. Tous deux se sont levés d’un seul coup et se tiennent par l’épaule. Je crains que l’un ne place un « coup de boule » tandis que l’autre ne réplique avec un coup de pied brutal dans l’entrejambe. Mais non, ils font pire. Julien pousse violemment Kevin qui, déséquilibré, va s’affaler sur la table d’Élodie et de Pauline. Qui, comme on s’en doute, se mettent elles aussi à crier à l’agression caractérisée. C’est au moment où la trousse de Vincent Poursan, qui ne supporte pas que l’on touche à ses affaires, se met à voler à travers la classe, que tout dégénère.

Le chahut devient indescriptible, entre Julien et Kevin, toujours occupés à se taper dessus, cette fois tous deux à terre, ceux qui ont pris parti pour l’un ou pour l’autre et qui s’apostrophent, ceux qui attendent avec impatience la première goutte de sang et ceux qui crient pour que le pugilat s’arrête, en tentant de séparer les protagonistes, on ne sait plus qui est avec qui, qui fait quoi.

Évidemment, je me précipite, dès la première bousculade, pour séparer Julien et Kevin. Mais c’est impossible tant leur énergie se trouve décuplée par la montée d’adrénaline. Je réussis quand même, avec l’aide des autres élèves, à séparer les deux bagarreurs. Que nous avons solidement maintenus à plusieurs, y compris pour immobiliser les jambes, afin qu’ils se calment.

Il nous a fallu cinq bonnes minutes avant que la tension ne retombe.

– Mais enfin, vous vous croyez où ?

Cette fois, c’est moi qui me suis surpris à hurler.

– C’est lui qui a commencé, proteste Julien.

Dénégations de l’intéressé, qui accuse son adversaire de lui avoir subtilisé un stylo de marque.

– Donnez-moi immédiatement vos cahiers de correspondance et vous filerez chez le chef d’établissement dès la fin du cours, et vous passerez par la case surveillant de niveau. Vous n’échapperez pas à la réunion de l’équipe éducative pour statuer sur votre sort avec le conseil de discipline. Je plaiderai pour votre exclusion temporaire, espèces de petits cons dégénérés !

– Ça va pas la tête, prof de mes deux ! On veut du respect, nous, me lance Kevin, le poing dressé, sous le regard approbateur de son ex-victime.

À l’IUFM, on ne nous a pas appris à gérer à chaud ce genre de situation. Il faut que je me retienne de leur coller deux sévères paires de claques à chacun pour les remettre à leur place. Du calme… « La violence appelle la violence » : je me suis souvenu de ce que me disaient mes parents lorsque j’étais presque partant pour faire le coup de poing avec (ou contre) les bandes de jeunes de notre quartier. Mais mon ardent désir de me défouler sur leurs visages encore tout rouges de colère a été plus fort. « C’est parti tout seul », dirai-je plus tard à Josette Trouet. « Officieusement, ils le méritaient, mais, officiellement, je ne peux cautionner que vous frappiez les élèves ».

Un comble ! Deux élèves mettent la classe presque à feu et à sang et c’est le prof qui paie !

Cette fois, c’est Josette Trouet qui a failli en prendre une. Cette fois, je me suis retenu.