De la comm, ou tout comme

S’il y a bien une qualité qu’il faut reconnaître aux patrons, c’est celle de bien communiquer. Lorsqu’il s’agit d’embobiner les actionnaires, les clients et les salariés, ce sont les rois de l’esbroufe. C’est, je le reconnais, un point sur lequel j’ai beaucoup d’admiration pour ces individus. C’est le seul, que le bon peuple des travailleurs se rassure !

Nous, au syndicat, nous avons le même problème qu’un patron d’entreprise : il faut faire passer nos messages. Pour cela, nous avons un outil privilégié qui s’appelle le tract. Ah ! que ferions nous sans nos précieux tracts ! Ces feuilles nous relient au monde : quand on les distribue, on se sent exister face à la masse des travailleurs qui défile devant nous.

Que la pénurie de tracts se profile

et c’est le blues qu’on nous refile

que le travailleur se désintéresse

et voilà que s’exprime notre détresse

J’ai caché à tout le monde, et surtout aux camarades de la FUC, que je suis passionné par la poésie. J’imagine leur tête, en réunion syndicale et, surtout, les railleries qui ne manqueraient pas de fuser sur mes goûts petits-bourgeois décadents tendance intellectuello-ringarde. J’imagine aussi comment Henri Caumassiasse profiterait de la situation pour me ridiculiser auprès de ses troupes et des miennes. Je ne désespère pas de publier, un jour, un recueil de poèmes de ma création. Les circonstances ont voulu que je rédige plutôt l’ouvrage que vous avez entre les mains, mais je ne désespère pas que mon nom soit reconnu dans le « club des poètes-travailleurs de Seine Saint-Denis ».

Evidemment, nos messages sont radicalement différents de ceux de nos patrons : ce n’est pas le Medef (le Mouvement des Entreprises Décrépies Et Faisandées) qui nous inspire ! Mais les techniques doivent être les mêmes. A la confédération, on ne nous fournit pas de modèles de tracts tout prêts. Henri Caumassiasse, lui, utilise le matériel fournit par la fédération du SOT, très centralisée. Il dispose ainsi d’une centaine de modèles de tracts différents, pour toutes les situations et tous les usages. Depuis l’appel à la grève pour obtenir la réparation des chasses d’eau jusqu’au tract de soutien des travailleurs victimes d’un coup de fatigue subit à l’heure de l’apéro et qui se voient signifier un avertissement pour insuffisance professionnelle, en passant par les classiques modèles-types brevetés SGDG pour les élections professionnelles ou les négociations annuelles obligatoires.

J’estime que, dans l’entreprise, sur le terrain, nous devons laisser exprimer notre créativité. Peu importe que je sois désavantagé par ma con-fédération, ma créativité pallie largement ce manque de soutien opérationnel. Pour mes tracts, j’ai inventé une méthode qui me permet de « marteler mes messages essentiels », comme je l’ai lu dans l’ouvrage « communication pour petits budgets et petites têtes ». J’ai listé tous les termes dont je souhaite imprégner les esprits de nos camarades travailleurs : progrès social, création d’emploi, casse de l’outil industriel, négociation, efficacité syndicale, lutte, expression des salariés, garanties collectives, avantages acquis, rassemblement… Avec cette petite boîte à outils personnelle, je peux construire en moins d’une heure un tract ciselé, sur mesure, pour rameuter les troupes. Pour faire la même chose, Henri Caumassiasse, passera presque une demi-journée à choisir parmi sa centaine de modèle de tracts lequel correspond le mieux à la situation. Avec le risque de sévères remontrances de la part de sa fédération pour dérogation à la ligne du parti, s’il se trompe de modèle. C’est déjà arrivé : il a fait imprimer un millier de tracts exigeant une extension du nombre de salles réservées aux fumeurs, le jour même des obsèques d’un camarade définitivement asphyxié par un cancer du poumon plus retors qu’un délégué du parti des travailleurs anarcho-libertaires dans une réunion du Rotary Club. Il s’était bêtement trompé de modèle : nous réclamions simplement, ce jour-là, une extension des horaires d’ouverture du restaurant d’entreprise.

J’ai maintenant réponse à tout : avec une phrase du type « le progrès social passe par le rassemblement des travailleurs pour les avantages acquis et la création d’emplois », je mobilise pour les salaires ; en remplaçant progrès social par « horaires de la cantine » et « créations d’emplois » par « garanties collectives », je milite pour que l’on puisse déjeuner plus longtemps. Un coup « d’efficacité syndicale » par-ci, une pincée de « luttes des travailleurs » par-là, un soupçon de « patrons voyous » de-ci de-là, et le tour est joué pour un rassemblement optimisé. Je crois beaucoup à la répétition d’un message pour qu’il soit compris et accepté.

– Alors, Inebecker, vous êtes encore en train de concocter une entourloupe pour nous faire chier ? me lance un jour Pierre-Henri Sapert-Bocoup lors d’une des très rares fois où je l’ai croisé dans l’ascenseur.

Et l’une des rares fois, aussi, où son langage a dérapé. En voilà un qui a parfaitement compris le message que je veux faire passer.