Comme dans toute entreprise industrielle, nous avons des syndicats qui, il faut bien le dire, n’ont jamais cassé les pieds à la DSI. Pour une fois que l’on se fait oublier, c’est très bien. Jusqu’à ce qu’ils se mettent à s’intéresser aux conséquences sur les salariés de l’implémentation de notre nouvel ERP…
Chez Moudelab & Flouze, nous avons trois organisations « représentatives des travailleurs », selon l’expression consacrée : le SOT (Syndicat des Ouvriers et Travailleurs), dirigée par Joseph Inebecker, notre responsable des services généraux : la FUC (Fédération Unitaire Confédérale), dont le leader charismatique est Henri Caumassiasse, du service logistique et le CON (Cadres Organisation Nationale), minoritaire, dirigée par Justin Kalkul, de la comptabilité.
Si je vous parle de ces éminents représentants du paysage syndical, c’est qu’ils se sont unis (pour une fois…) afin de me rendre visite. Tout avait commencé lorsque notre DRH, Françoise Plansoc, m’a appelé un week-end, chez moi. Un comportement inhabituel de sa part, elle tient beaucoup à la séparation entre la vie professionnelle et la vie privée. D’aucuns arguent que sa liaison secrète (pense-t-elle) avec le directeur de notre usine de Vatexibé-sur-Seine y est pour quelque chose.
– Il en est où, le déploiement de l’ERP ? me demande-t-elle.
Une question bien saugrenue de la part d’une DRH ! Surtout que ce grand projet ne concerne pas son service mais plutôt la logistique et la production.
– Nous en voyons le bout, il reste juste trois usines à connecter, l’affaire de deux mois. Tout se déroule comme prévu. Tu m’appelles juste pour me demander l’état des plannings de déploiement ?
– Non, nous avons eu une plainte du CHSCT. Les syndicats estiment que l’ERP est susceptible de générer du stress pour les collaborateurs du groupe…
– C’est plutôt du stress pour mes équipes…
– Peut-être, mais il faut que tu reçoives les syndicats, ils veulent en savoir plus sur cet ERP.
Sur le coup, j’allais refuser tout net, mais Françoise Plansoc m’a laissé entendre que ce point n’était pas négociable et que notre DG verrait d’un très mauvais œil le démarrage d’un mouvement syndical sous des prétextes aussi futiles. J’ai donc reçu les trois compères, venus avec trois représentants du cabinet FRIC (Farouches Représentants des Intérêts Corporatistes). Il n’était évidemment pas question que ces zigotos remettent en cause mon planning de déploiement de l’ERP, qui avait été assez difficile à mettre en place. Et mettent leur nez dans mes petites affaires. J’ai donc adopté une stratégie qui, finalement, a parfaitement réussi. Et que je vous encourage à adopter pour vous débarrasser des casse-pieds, gêneurs et autres empêcheurs d’informatiser en rond.
Je leur ai donné rendez-vous à neuf heures tapantes pour une explication de ce qu’est un ERP, à quoi ça sert et pourquoi on n’y coupe pas. Un vendredi… Ce que Joseph Inebecker, Henri Caumassiasse et Justin Kalkul et leurs acolytes ne savaient pas, c’est qu’ils allaient devoir endurer plusieurs heures « d’évangélisation » : j’ai réuni tous les slides que nous avions utilisés pour tous les comités de pilotage, regroupés dans une seule présentation-fleuve. Au total : 163 slides tous plus chargés les uns que les autres. Et je n’ai pas lésiné sur le jargon. J’ai commencé par leur présenter l’offre de l’éditeur, avec tous les modules, et pourquoi nous les avions choisis. Je ne leur ai rien caché des subtilités de l’appel d’offres, des fonctionnalités du module de gestion supply chain, de l’intérêt des interfaces avec le système comptable, des middlewares essentiels… Bref, la totale !
Ils ont commencé à se tortiller sur leurs chaises au bout du quinzième slide. Henri Caumassiasse suait à grosses gouttes au slide 19, Joseph Inebecker, le plus assidu, baillait régulièrement et a arrêté de prendre des notes au slide 22 (je leur avais signifié au préalable qu’ils n’auraient pas la copie de mes slides, trop facile…). À midi moins cinq, j’ai senti le malaise général. Peur de manquer l’heure de l’apéro, peut-être ? À quatorze heures, nous en étions au slide 47.
– On peut faire une pause ?
– Non !!! Si vous voulez une pause, vous ne revenez pas et je ne veux plus entendre parler de vos opinions sur le stress des salariés. Je dois vous expliquer, suite à VOTRE demande, pourquoi notre ERP va au contraire diminuer le stress, mais il faut que vous compreniez le contexte et les technologies que nous mettons en œuvre. C’est à vous de voir…
Ils ont préféré laisser tomber à 15 h 59 (au-delà, ils basculaient en heures sup’). Dommage… Je commençais à bien m’amuser avec mon auditoire ! Je ne les ai plus revus…