Toutes les salles de classe avaient été préparées pour ce qui représente pour nous une corvée : la rencontre avec les parents d’élèves. Dans l’établissement, nous en organisons deux dans l’année : la première à la fin du premier trimestre, la seconde vers le mois d’avril. Il paraît, à entendre Josette Trouet, que ces moments ne sont pas choisis au hasard.
– La première rencontre sert à faire peur aux parents afin qu’ils motivent leur progéniture. La seconde sert aux élèves dont les notes sont trop faibles pour qu’ils redressent la situation au dernier trimestre.
Pour Josette Trouet, « un élève nul en troisième a toutes les chances de le rester au lycée. Autant anticiper ».
Pour la réunion des parents, ce n’est pas l’anticipation mais plutôt l’appréhension qui domine. Car, jusqu’à une heure avancée de la soirée (Ah ! ces parents qui travaillent tard !) nous allons voir défiler un concentré de parents d’élèves, dont la composition n’a rien de secret : les parents d’élèves sont constitués d’un bon tiers d’indifférents, et d’un tiers de têtus, persuadés qu’ils savent mieux que d’autres élever leurs rejetons « pour leur bien ». Le troisième tiers regroupe ceux qui s’impliquent vraiment tout en nous laissant faire au mieux.
Ajoutons, pour faire bonne mesure, les inévitables caractériels, que l’on trouve dans toutes les catégories. Ceux-là sont toujours prompts à critiquer « ces feignasses de profs improductifs qui ont trop de vacances, qui sont toujours en grève quand ce n’est pas en arrêt maladie ».
L’ordre de passage des parents est affiché sur la porte de la salle de classe. Début : dix-sept heures (un horaire adapté aux inactifs qui ont le temps), fin à vingt heures trente (pour le cadre sup surbooké qui n’a pas pu se libérer plus tôt mais qui met un point d’honneur à suivre de près la scolarité de ses enfants). Je suis gâté : trois heures trente à répéter la même chose et à entendre des commentaires dont je n’ai que faire. Mon discours est rodé et simple : soit « votre enfant a encore des efforts à faire et doit davantage participer », suivi de l’énumération des notes, soit
« tout va bien, votre enfant ne pose aucun problème. Au suivant ! »
– Entrez…
J’ai fait signe aux premiers parents de venir me rejoindre au fond de la classe. Aïe, il s’agit de ceux d’Enguerrand Dognon. Lui, un look de déménageur, épaules larges, moustache épaisse et au moins cent kilos au mètre carré. Elle, du même tonneau, si je puis dire, cheveux mi-longs, visage agréable et un sourire constant.
– Enguerrand, comment vous dire…
– Il est pas bien notre petit ? demande le père.
– C’est-à-dire que, votre fils…
Je vais leur expliquer, avec un langage professeuriquement correct, que leur rejeton est, pour parler clairement, un « fouteur de merde de première qui ne peut que rater son brevet ».
– Parce qu’on est pas venu pour entendre des critiques sur notre cher petit, lance la mère, avec un regard attendrissant pour son mari.
Ce qui signifie, avec les sous-titres : « ne vous mêlez pas d’éducation à notre place ». Inutile de les garder plus longuement, il n’y a rien à en tirer. Les parents suivants sont ceux de Vincent Poursan, des commerçants, gérants de la supérette de la place du Marché. Eux font plutôt partie de la catégorie des indifférents. Je leur explique que leur fils est dans la moyenne, ni bon ni mauvais. Ils se sont contentés d’un « Mmhmm… », sans poser de questions. J’aurais pu leur affirmer qu’un météorite allait nous percuter dans moins de quinze minutes que l’effet n’aurait pas été différent. Des parents comme ceux-là, j’en ai vu défiler un certain nombre, qui viennent rencontrer les profs parce que cela fait bien et que cela fait partie des obligations de fin de soirée.
Peu avant vingt heures trente, il me reste les derniers parents. Ceux de Géraldine Deuhor. Une bonne élève : en physique-chimie, elle n’a jamais eu en dessous de quinze. Et c’est la même chose dans les autres matières.
– Excusez-moi, vous savez ce que c’est, les emplois du temps surchargés et les réunions après dix-huit heures…
Je ne sais pas s’il se fiche de moi avec son « vous savez ce que c’est ».
– Ma fille a dix-sept de moyenne en physique-chimie. Dites-moi, poursuit-il, quelles méthodes pédagogiques privilégiez-vous avec vos élèves afin qu’ils réussissent le brevet des collèges à la fin de l’année ?
À vingt heures trente, me parler de méthodes pédagogiques alors que je devrais être au chaud, chez moi, devant ma télé à regarder ma série télé préférée ! Il ne manquait plus que ça. Mais, enfin, sa question montre de toute évidence qu’il est satisfait de mon approche pédagogique.
– Parce que dix-sept de moyenne, cela me semble encore insuffisant. Elle pourrait avoir dix-huit, voire dix-neuf sans problème.
– Juste une question, avançai-je, vous êtes dans l’enseignement ?
– Moi non, mais mon épouse est professeur de mathématiques au lycée de Mouss-sous-Bois.
Je me disais aussi…