Etats d’âme

Notre salle des profs est située au deuxième étage, au fond d’un couloir mal éclairé. On pourrait penser qu’il s’agit d’un endroit sinistre. Eh bien non, car c’est le lieu où nous nous retrouvons, coupés des élèves comme par un cordon sanitaire. On l’appelle, entre nous, le « bocal », ou le « boc’ » pour les plus paresseux, rétifs à prononcer tous les mots à la fin d’une dure journée de cours. Dès que nous avons un moment de libre, direction le boc’. Là, on y trouve l’incontournable machine à café, l’inévitable casier individuel, la précieuse photocopieuse et le non moins indispensable micro-ordinateur collectif connecté à Internet.

Tout ce qu’il faut pour rendre un prof heureux ? Voire… Car la machine caféesque est en panne un jour sur deux (comme par hasard souvent le jour où nous avons vraiment besoin d’un remontant de caféine), notre casier individuel est rempli régulièrement, que dis-je, bourré, de paperasse dont notre cher ministère nous abreuve à une cadence infernale. Quant à la photocopieuse, elle semble avoir un comportement comparable à un collégien moyen : refuser de travailler pour un oui ou pour un non.

La salle des profs constitue une microsociété à part entière. On y trouve différentes occupations : la correction de copies, bien sûr, mais pas seulement. Beaucoup viennent pour discuter de tout et de rien, surtout de rien : depuis le commentaire de l’actualité jusqu’aux critiques acerbes des collègues absents, de la hiérarchie et de ce satané ministère qui ne comprend rien à la vie quotidienne des profs de collège. On observe également des activités plus originales telles que la taille des ongles (y compris des pieds), le maquillage, la consultation de sites Web pornographiques (en groupe, avec commentaires), la confection d’objets divers avec les matières premières disponibles (trombones, papier, élastiques, craies…). Le plus original ayant été confectionné par Édouard Deycaud : un avion en papier, joliment illustré, propulsé par une double rangée d’élastiques et lâchant de façon aléatoire des missiles en craie, préalablement humidifiée pour un effet plus spectaculaire.

Comme dans n’importe quelle société, les profs ont aussi leurs travers psychologiques. Des élèves, on dit qu’ils « ont du caractère ». Il n’y a que les parents d’élèves qui pensent que nous sommes tous formatés dans le même moule. Les élèves, eux, savent parfaitement faire la différence entre « l’excité(e) de service », le « parano dépressif » et le prof « super cool », d’humeur égale, du moins jusqu’à ce qu’il « pète les plombs grave », pour reprendre une expression usitée dans les cours de récréation.

Preuve que nous ne sommes pas sortis du même moule : mes collègues sont très différents les uns des autres. Pascale Culat-Tryce, la prof de maths, est du genre « retenez-moi ou je m’énerve ». Elle démarre au quart de tour et aurait bien besoin d’un stage de zénitude au fin fond de l’Himalaya. Édouard Deycaud, le prof d’arts plastiques, est le prototype même du type calme, qui a réponse à tout, bref qui ne se prend pas la tête. Les élèves l’adorent… Rémi Solsideau, le prof de musique, est tombé dans une marmite de « tire-au-flanc concentré Pure Premium » quand il était tout petit. Les élèves l’adorent aussi, surtout pour la fréquence de ses arrêts maladie.

Héléna Beauléon, prof d’histoire-géo, elle, est l’exemple de la dépressive chronique. Elle est désespérée par le fait que les élèves ne s’intéressent pas aux matières qu’elle enseigne. Elle se rattrape sur le tabac et les antidépresseurs, qu’elle partage volontiers avec le prof de biologie, Alain Phaucite, surnommé Le Poulpe pour son dynamisme communicatif inné. Le prof de français, Victor Taugrafe est un maniaque de la circulaire. Il entend bien les respecter à la lettre, même s’il s’amuse à y traquer les innombrables fautes de grammaire, dont il se délecte en pestant contre « ces technocrates à qui on n’a rien appris ». Quant à Jean Siyoussoun, il a choisi la voie du syndicalisme pour s’affirmer, entre deux tournées de whisky ou de pintes de bière irlandaise.

Et moi ? Je me classe dans la catégorie des types normaux. Je ne fume pas, je ne consomme pas d’antidépresseurs à toute heure, j’assure mes dix-huit heures de cours avec suffisamment de recul pour ne pas devenir dingue.

– T’es trop too much zen, m’a dit un jour Héléna Beauléon, tu finiras comme moi !

– Mais je ne veux pas devenir comme toi !

– Tu connais la loi du professeur Elbalbeur ?

– Non.

– C’est un psychothérapeute qui, après de nombreuses recherches, a conclu que dans un groupe de personnes, le comportement et la personnalité les plus extrêmes de chacun s’alignent sur celles du plus grand nombre et il a notamment étudié les…

– Planquez-vous !

C’est Jean Siyoussoun qui lance l’alerte. Un avion en papier arrive en piqué sur nous, se préparant à lâcher sa cargaison de bouillie de craie sur sa cible, en l’occurrence Héléna Beauléon et moi. Nous avons juste le temps de faire un écart pour éviter le pilonnage.

– Caramba ! Encore raté ! s’esclaffe Édouard Deycaud, posté au fond de la salle.

– Tu vois que ton psychomachin s’est trompé, dis-je à Héléna en désignant Édouard occupé à trouver de nouvelles munitions.